Cet article a été rédigé par Clément Limare, Manager ; Thomas Medori, Senior Consultant ; et Anatole Laignel, Consultant, au sein des équipes Sustainability de Deloitte France.
La chaîne de valeur du vivant pèse lourd dans les bilans de Gaz à Effet de Serre (GES) des entreprises agroalimentaires : elles doivent s’y intéresser, pour se conformer aux exigences réglementaires ou pour répondre aux attentes de leurs clients. Les émissions issues de l’amont agricole peuvent représenter jusqu’à 88 % des émissions du scope 3 amont1. Entre 2000 et 2020, ces émissions ont augmenté de 13%2 et sont au cœur des stratégies Net-Zero des marques. Pour réduire leur empreinte, celles-ci investissent dans des projets de décarbonation, notamment à travers la mise en place de pratiques d’agriculture régénératrice. Cependant, les bénéfices carbone des changements de pratiques agricoles ne sont pas toujours bien reflétés dans le calcul des facteurs d’émission3. Les efforts engagés restent souvent peu visibles dans les bilans carbone et les stratégies de décarbonation.
Comprendre et maîtriser ses principaux postes d’émissions est indispensable pour hiérarchiser les actions selon leur potentiel de réduction. Cette démarche permet de définir une trajectoire carbone à la fois ambitieuse et réaliste, de valoriser économiquement une production décarbonée et de rémunérer les producteurs à la hauteur des efforts réalisés pour le climat.
La transition écologique de l’amont agricole constitue un levier essentiel pour transformer l’industrie agroalimentaire. Les entreprises s’engagent activement à réduire les émissions issues du secteur, qui représentent à elles seules 23 % des émissions mondiales selon le GIEC4. Les plus ambitieuses visent jusqu’à 30 % de réduction des émissions agricoles en dix ans.
Le suivi de ces engagements et la valorisation des actions climatiques reposent avant tout sur une identification précise des sources d’émissions. Cette étape clé permet de cibler les efforts de réduction au sein de la chaîne de valeur et d’optimiser l’impact des initiatives menées sur l’atteinte des objectifs climatiques. L’identification des postes d’émissions les plus impactant se fait généralement à partir de données génériques et sectorielles, et permettent de bâtir un premier plan d’action.
Dans cette optique, les entreprises cherchent à identifier des leviers significatifs et déployables à grande échelle. Les entreprises vont donc chercher à réduire les Facteurs d’Emission de leur production : il s’agit du volume de gaz à effet de serre émis pour chaque tonne de produit agricole consommée ou produite.
Cette approche est souvent limitée par le manque de données fiables, précises, traçables et vérifiées. Cette carence limite la capacité des entreprises à mesurer et à valoriser leurs efforts de réduction dans leurs inventaires de gaz à effet de serre.
Même si la stratégie de décarbonation n’est pas toujours définie au moment des engagements, la mise en place d’un plan d’amélioration des données — notamment des facteurs d’émission — apparaît comme une condition indispensable à toute avancée concrète.
Pour que les leviers de décarbonation soient pris en compte de manière crédible et quantifiable, il est essentiel de disposer de facteurs d’émission spécifiques. Ces derniers permettent de s’abstraire de moyennes sectorielles, souvent dégradées car ils sont fondés sur l’utilisation de données de terrain précises, propres au contexte de l’entreprise.
À l’inverse, l’usage de facteurs d’émissions génériques ou de moyennes sectorielles empêche de refléter fidèlement les émissions réelles et rend invisibles les impacts des actions déjà engagées dans le bilan GES.
Dans cet exemple, les entreprises A et B s’approvisionnent sur plusieurs années consécutives en un volume identique du même blé.
L’exemple ci-dessous illustre la répartition des émissions pour la production d’1 kg de blé en France.
On comprend donc que la décarbonation du blé impose de revoir les pratiques d’application fertilisation azotée.
Trois approches permettent d’obtenir ce niveau d’analyse :
La première étape a permis d’identifier que la fertilisation est l’étape la plus contributrice au sein des émissions de GES. Considérer l’ensemble du cycle de vie permet d’identifier plus précisément l’origine des émissions des fertilisants, réparties entre production et émissions au champ, avec des variations selon le type de fertilisant utilisé.
Parmi les engrais couramment employés, les engrais azotés se distinguent par leur forte intensité carbone. L’azote qu’ils contiennent peut en effet se volatiliser dans l’air ou être lessivé dans le sol. Ces deux mécanismes contribuent significativement au changement climatique — représentant 25 % des émissions agricoles mondiales en 2019 (UNEP, 2022) — en raison de la libération de protoxyde d’azote (N₂O), dont le pouvoir de réchauffement global est près de 300 fois supérieur à celui du CO₂.
Pour ce poste clé, il apparaît essentiel d’identifier des leviers de décarbonation permettant d’assurer l’apport nécessaire en fertilisants tout en réduisant les émissions associées. Par exemple, à apport azoté équivalent, un engrais à base d’ammonitrate émet environ 25 % de moins qu’un engrais à base d’urée. Toutefois, si ce choix contribue à diminuer l’empreinte carbone, il doit être mis en perspective avec d’autres enjeux : biodiversité, qualité de l’eau, pollution, économique ou encore résilience des systèmes agricoles. L’objectif est donc de disposer d’un maximum d’informations afin de prendre des décisions éclairées et d’éviter les transferts d’impacts.
Réaliser ces analyses sur les principales sources d’émissions de la commodité permet d’identifier une liste de leviers d’actions, et d’estimer les plus impactant et pertinents. La figure ci-dessous présente 4 scénarios étudiés dans le but d’identifier l’impact de différents itinéraires techniques sur la production de blé tendre d’hiver.
En combinant différents leviers de réduction, il devient possible de construire un plan de décarbonation réaliste sur plusieurs années, permettant de définir une trajectoire de réduction des émissions à l’échelle d’une commodité ou d’un approvisionnement.
Les efforts ainsi identifiés peuvent être simulés, afin d’évaluer le potentiel de décarbonation atteignable selon différents horizons temporels et en fonction de la complexité de mise en œuvre des leviers.
Le marché des produits bas carbone connaît une croissance rapide : 13 % des entreprises européennes génèrent déjà plus de la moitié de leur chiffre d’affaires grâce à des offres décarbonées11.
Dans ce contexte, se positionner comme un acteur capable de piloter efficacement sa décarbonation devient un véritable avantage compétitif, alors que les entreprises cherchent de plus en plus à s’entourer de partenaires disposant d’engagements climatiques solides et crédibles.
Pour reprendre l’exemple du cacao, une filière fortement associée à la déforestation et aujourd’hui ciblée par la réglementation européenne EUDR. Les entreprises qui en dépendent sont désormais incitées à sécuriser un approvisionnement durable et traçable, afin de démontrer à leurs clients leur engagement en matière d’approvisionnement responsable.
Barry Callebaut, un leader du secteur, a évalué l’empreinte carbone de son cacao non issu de la déforestation, démontrant qu’un kilogramme de chocolat noir provenant de ses principaux bassins d’approvisionnement émet 2,5 fois moins de carbone que la moyenne mondiale (5,19 kgCO₂e, contre 13,93 kgCO₂e)12. Cette réduction significative peut être valorisée dans le prix de vente des produits, en réponse à la demande croissante de clients souhaitant réduire leur propre empreinte carbone.
Un autre secteur illustre cette dynamique : celui des carburants aériens durables (CAD). En Europe, ces carburants doivent respecter des critères rigoureux définis par la directive RED II, notamment une réduction minimale des émissions de gaz à effet de serre d’au moins 65 % par rapport au kérosène fossile, selon une approche en analyse du cycle de vie. Certains procédés de production, comme ceux reposant sur les huiles usagées, permettent d’atteindre des réductions allant jusqu’à 80 %, voire 90 %. Sur des marchés exigeants, comme les pays nordiques, ces performances environnementales se traduisent par un premium prix, incitant les producteurs à optimiser et différencier leurs chaînes d’approvisionnement.
In fine, seules les entreprises capables de quantifier de manière transparente et rigoureuse la réduction de l’empreinte carbone de leurs produits pourront justifier un positionnement différencié et accéder à des marges renforcées. La transparence méthodologique dans le calcul des émissions devient ainsi un levier stratégique pour conquérir les consommateurs et les partenaires soucieux de durabilité.
Comme l’illustrent différents cas d’étude, le pilotage des émissions issues de l’amont agricole exige une approche rigoureuse, s’appuyant sur des méthodologies robustes et des données primaires fiables. La réussite de cette démarche repose à la fois sur l’identification des principaux postes d’émissions, la priorisation des leviers de réduction les plus pertinents, et la capacité à valoriser économiquement les efforts réalisés.
En adoptant des pratiques agricoles durables et en communiquant des facteurs d’émissions différenciés, les entreprises peuvent non seulement réduire leur empreinte carbone, mais aussi se positionner en tant que leaders sur le marché en forte croissance des produits bas carbone. Elles répondent ainsi aux exigences réglementaires croissantes tout en renforçant leur compétitivité face aux attentes nouvelles des consommateurs et des partenaires.
Dans ce contexte, nous accompagnons les acteurs du secteur sur ces sujets complexes, à l’intersection des enjeux agronomiques, climatiques et d’analyse du cycle de vie (ACV), en mobilisant des expertises thématiques pour structurer des stratégies robustes et adaptées à chaque filière.