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Impacts d’un affrontement stratégique sur les mesures de contrôles d'exportations

L’exemple de la crise des semi-conducteurs

La crise des semi-conducteurs est désormais devenue un terme consacré, manifestation commerciale et technologique de la confrontation de puissance des Etats-Unis et de la Chine. Cet exemple particulier, son évolution depuis quatre ans et probablement dans les années à venir, est une fenêtre particulièrement intéressante pour comprendre comment les logiques de confrontations géoéconomiques peuvent se traduire au travers de mesures de contrôle des exportations. 

Cette observation permet également de tirer quelques grands enseignements applicables aux entreprises concernant la structuration de leur système interne de management des exportations et le rôle que doit y tenir la surveillance des conflits commerciaux. 

Les semi-conducteurs : entre omniprésence et outil de puissance

 

Que sont les semi-conducteurs ?
 

Les semi-conducteurs sont des composants indispensables qui permettent à tous nos objets du quotidien, des smartphones jusqu’aux voitures et aux réfrigérateurs, de fonctionner intelligemment. Les semi-conducteurs sont par exemple essentiels dans les voitures modernes, où ils aident depuis la surveillance de la pression des pneus jusqu'à l'amélioration de la sécurité grâce aux systèmes de freinage avancés. Dans le secteur de l'énergie, ils permettent aux panneaux solaires de convertir la lumière du soleil en électricité utilisable. On les retrouve également dans le secteur des communications pour les fibres optiques ou les satellites, ou dans les équipements de l'industrie médicale tels que les scanners, IRM et appareils d'échographie. Enfin, ils sont indispensables à l'industrie aérospatiale et de défense pour leurs systèmes de navigations, leurs instruments de communication et les dispositifs de contrôle des véhicules, aussi bien civils que militaires.
En résumé, sans semi-conducteurs, la plupart des technologies modernes cesseraient de fonctionner. Ils sont donc essentiels à l'industrie civile et dans un usage quotidien, mais également dans le développement et l'utilisation des technologies les plus pointues et les plus stratégiques, comme les technologies militaires ou l’intelligence artificielle.

Ces composants clés, sont fabriqués à partir de matériaux tels que le germanium, l'arséniure de gallium, carbure de silicium, ou le silicium. Ce dernier a même inspiré le nom de la célèbre « Silicon Valley ».

Le processus de fabrication des semi-conducteurs est complexe et ardu. Dans leur recherche d’excellence technologique et de rentabilité, les acteurs de l'industrie des semi-conducteurs se sont spécialisés dans des domaines spécifiques pour optimiser les coûts et rester compétitifs sur la scène mondiale. Certains se sont concentrés sur les brevets de conception, comme ARM (Royaume-Uni), tandis que d'autres se sont engagés dans la conception et la vente, à l'instar de Qualcomm, Nvidia et Broadcom (Etats-Unis), ou encore se sont spécialisés dans la fonderie comme UMC (Taïwan), SMIC et Huahong Group (Chine), ou Tower (Israël). Dans le domaine de la fabrication, des noms tels que TSMC (Taïwan) et Global Foundries (Etats-Unis) dominent le marché. Toutefois, quelques rares entreprises conservent le contrôle absolu de leur chaîne de production, telles que Samsung (Corée du Sud), Intel (Etats-Unis), ainsi que les européennes STMicroelectronics (France/Italie) et Infineon (Allemagne). Chacune d'entre elles se distingue par son expertise et son positionnement stratégique dans un marché de plus en plus compétitif et exigeant. En particulier, l’entreprise TSMC (Taïwan) s’est spécialisée dans un type de puce spécialisé, extrêmement demandé, et dont elle est la seule à maîtriser le processus de fabrication. TSMC produit à elle seule plus de 60% des semi-conducteurs utilisés dans le monde.

Le contexte de la crise des semi-conducteurs

 

La concentration des acteurs de la fabrication des semi-conducteurs, ainsi que leur spécialisation croissante et leur éclatement sur le globe en font un écosystème industriel complexe. A cela, s’ajoute la question des matières premières, dont certaines sont des « terres rares », dont la production est assurée par une poignée de pays. Enfin, les semi-conducteurs sont soumis à un accroissement exponentiel de la demande : aujourd’hui présents dans de nombreux objets du quotidien, l’augmentation de systèmes interconnectés et de l’internet des objets appelle à un besoin toujours plus grand. La combinaison de ces facteurs a fait de l’industrie des semi-conducteurs un terrain de tensions.
La pandémie de COVID-19 met le feu aux poudres à cet écosystème en équilibre : les problèmes d’approvisionnement en matières premières, l’interruption ou à la raréfaction des transports, la fermeture de sites de production à travers le monde en raison de confinements, etc. ralentissent fortement les capacités de production. A l’inverse, la demande croit fortement alors que certains besoins explosent, pour des équipements de télétravail par exemple.

Rapidement, les semi-conducteurs, composants de première nécessité pour de nombreuses industries, deviennent donc un objet de compétition mondiale. Cette explosion de la demande ainsi que le ralentissement de la production et des capacités d’exportation auront des conséquences de moyen terme sur de nombreux secteurs à l’échelle mondiale. Ainsi, en France, le groupe Renault a vu sa production chuter drastiquement jusqu’au premier trimestre 2022, faute de semi-conducteurs en nombre suffisant pour équiper ses véhicules.
Comme pour de nombreux autres secteurs, la pandémie de COVID-19 met donc en avant pour les industriels mais aussi les pays, la nécessité de maîtriser leur chaine logistique stratégique, dont les semi-conducteurs sont indéniablement devenus un élément critique.

Et ce, d’autant que la pandémie a intensifié une logique de confrontation des puissances chinoises et américaines au sein d’une guerre commerciale de domination technologique et que par conséquent la pérennité de la chaine de production des semi-conducteurs se retrouve fragilisée :

  • Taïwan, au cœur des tensions géopolitiques, produit une masse critique de semi-conducteurs, ainsi que ceux les plus avancés technologiquement (90% des semi-conducteurs les plus avancés sont fabriqués à Taïwan).
  • La Chine est le plus gros producteur de certaines des terres rares nécessaires à la production, ainsi que le premier importateur de semi-conducteurs. Elle accuse cependant un retard technologique pour assurer ses capacités de production propre.
  • Les Etats-Unis restent des leaders dans les phases de R&D et de conception, ainsi que l’un des principaux consommateurs. Ils ont cependant délocalisé la majorité de leur capacité de production en Asie.
  • L’Europe, mais aussi et surtout la Corée du Sud, conservent des capacités de production de certains types de semi-conducteurs.

Les semiconducteurs en tant qu’instrument de pouvoir au cœur d’une confrontation Etats-Unis / Chine aux répercussions internationales

 

Des enjeux de puissance et de souveraineté
 

Les semi-conducteurs, en tant qu’éléments critiques à la production industrielle des technologies les plus courantes, s’inscrivent dans la logique de confrontation actuelle entre la Chine et les Etats-Unis. La sûreté d’approvisionnement en semi-conducteurs est un prérequis à une force industrielle et commerciale autonome et stable, ainsi qu’un véritable enjeu de souveraineté sur tous les plans : économique, commercial, politique, financier… Etats-Unis et Chine cherchent donc à sécuriser leur approvisionnement en maîtrisant les technologies et connaissances nécessaires à leur fabrication. Les Etats-Unis ont par exemple passé un accord avec le géant taïwanais TSMC pour contribuer au financement de la construction de 3 usines de production sur le sol américain, en Arizona.
Les semi-conducteurs sont aussi indispensables à l’innovation, et notamment sur des terrains d’affrontement entre le Chine et les Etats-Unis, comme l’énergie, mais aussi dans des domaines très stratégiques comme des technologies cyber de pointe, l’intelligence artificielle, les systèmes de télécommunication et l’armement de haute précision, dans un contexte de retour des conflits de haute intensité.
Derrière la maîtrise des semi-conducteurs se cache donc un enjeu stratégique certain, que les Etats-Unis souhaitent pouvoir utiliser pour freiner l’influence chinoise. Ils cherchent pour cela à profiter et conserver leur avance technologique dans le domaine en prenant les mesures nécessaires pour entraver la progression chinoise.
De son côté, la Chine cherche à réduire ses dépendances et développer ses propres capacités de production et d’innovation dans le secteur afin de devenir un leader mondial dans les domaines technologiques désignés notamment dans le plan Made in China 2025 (véhicules électriques, technologies de l’information, robotique, intelligence artificielle…).

Les Etats-Unis et la Chine s’arment législativement

Afin de répondre à ces enjeux et conserver une souveraineté stratégique, ainsi qu’un avantage technologique, la Chine comme les Etats-Unis ont pris des mesures de protection en s’armant d’arsenaux législatifs adaptés.

De leur côté, les Etats-Unis ont ainsi mis en place successivement plusieurs mesures de protection, comme un renforcement des interdictions d’exportation et un élargissement des domaines technologiques pour lesquels une licence d’exportation est nécessaire. Ces mesures ont pour objectif de maintenir un contrôle sur la chaine de production et les technologies de fabrication, tout en gardant une avance et un avantage technologique dans le domaine des semi-conducteurs face à la Chine.
Dernière mesure en date, en octobre 2022, les Etats-Unis ont soumis l’export de semi-conducteurs avancés, ainsi que des outils et des informations nécessaires à leur production à des entreprises chinoises à l’obtention de licences d’exportation. Ils ont également limité la possibilité pour les citoyens américains de participer au développement de puces ou semi-conducteurs pour le compte de certaines entreprises chinoises.

De son côté, à la suite des mesures américaines, la Chine a également renforcé son arsenal législatif dans l’objectif de concurrencer la supériorité américaine dans le domaine des semi-conducteurs et développer leur propre industrie.

La Chine s’est appuyée sur un contexte général de renforcement et structuration de son régime de contrôle des exportation (Export Control Law, Administrative Catalogue of Import and Export License for Dual-use Items and Technologies ; Catalogue of Technologies Prohibited and Restricted from Import and Export…), pour alimenter ses catalogues et affirmer ses restrictions à l’export de matériaux stratégiques. Depuis août 2023, la Chine contrôle par exemple l’exportation de matières premières notamment utilisées dans la fabrication des micro-puces de semiconducteurs. Le gallium et le germanium, deux terres rares dont la Chine assure plus de 80% de la production mondiale selon un rapport de la commission européenne de 2020, doivent désormais faire l’objet de demandes de licences d’exportation systématiques.

Les impacts à l’international
 

Cet exemple des semi-conducteurs est une illustration de la façon dont des enjeux stratégiques de souveraineté poussent à une évolution des législations nationales dans le but de protéger les intérêts propres de chaque acteur. Cependant, l’action isolée de deux puissances, aussi grandes soient-ils, ne peut s’avérer pleinement efficace face à la diversité des acteurs impliqués et dans un domaine où la chaine de production est éclatée sur la planète.

Ainsi, les Etats-Unis, au-delà de se doter de leur propre arsenal de protection, ont dû chercher le soutien et l’appui d’alliés afin de rendre leurs mesures efficaces, et ont incités d’autres pays à prendre des mesures législatives complémentaires afin de pouvoir mettre en place un contrôle effectif.
De cette manière, à la suite du durcissement des restrictions américaines, le gouvernement néerlandais a annoncé en 2023 la mise en place de nouvelles restrictions à l’export des technologies les plus avancées permettant la construction de semi-conducteurs, en les soumettant à une demande de licence d’exportation systématique.
Or, une entreprise néerlandaise ASML détient 100% des parts de marché dans la production des machines les plus avancées en matière de lithographie électronique, une technique d’impression et de reproduction de circuits essentielle à la production de semi-conducteurs et micropuces. Cette dernière est ainsi un fournisseur indispensable pour Samsung, Intel, TSMC, et toute entreprise cherchant à monter en gamme de production de semi-conducteurs.
Par la suite, les Etats-Unis ont également annoncé en 2023 de nouvelles mesures limitant l’export d’outils avancés de la même société ASML contenant des composants d’origine américaine, suivant le principe « follow the part » de la législation américaine de contrôle des exportations.

Autre exemple : en mars 2023, à la suite des Etats-Unis et des Pays-Bas, le Japon annonce également de nouvelles mesures contrôlant et limitant l’export de 23 types d’équipements avancés utilisés dans la construction de semi-conducteurs. Ces nouvelles restrictions concernent un durcissement de la procédure à l’export vers plus de 160 territoires, incluant la Chine. En revanche, les Etats-Unis notamment, mais aussi la Corée du Sud ou Taïwan, sont considérés comme des pays présentant des garanties suffisantes grâce à des systèmes de contrôle des exportations performants.

Ces exemples de durcissement des législations nationales par des pays alliés à la suite de mesures américaines démontrent les répercussions de cet affrontement stratégique jusque dans les évolutions du droit national néerlandais ou japonais, sous l’influence des Etats-Unis. L’objectif clairement identifié est de ralentir la capacité de production chinoise dans le domaine des semi-conducteurs, en mobilisant des pays non pas producteurs de semi-conducteurs, mais des technologies de pointe permettant la construction de ces derniers. En remontant ainsi d’un cran les mesures de contrôle, les Etats-Unis et leurs alliés retardent de ce fait la capacité chinoise à monter en gamme et en capacité de production, et à s’imposer comme leader dans des secteurs de forte compétition stratégique (énergie, armement, IA…). Au-delà d’un élargissement géographique de la confrontation, il s’agit donc également d’un élargissement du domaine technologique contrôlé.

Quelles leçons tirer de cette confrontation pour les entreprises françaises et européennes ? 

 

En conclusion, à partir de l’exemple de la crise des semi-conducteurs, plusieurs grands enseignements peuvent être tirés sur les précotions à prendre à propos des législations en vigueur et à venir en tant qu’entreprise exportatrice :  

  • Il est essentiel de le rappeler : connaitre la composition détaillée de son produit fini est indispensable, et notamment l’identification des possibles composants américains soumis à des restrictions d’exportation ou de réexportations. Il convient notamment de porter une attention particulière aux éléments technologiques potentiellement liés à des secteurs en tension ou objet de forte compétition internationale.    
  • Afin d’anticiper ses coûts, et développer au mieux ses stratégies d’approvisionnement et de conception, il est fortement recommandé d’adopter une démarche prospective d'anticipation sur les technologies et thématiques qui semblent pouvoir faire l’objet de mesures de restriction des exportations. Les technologies et domaines particulièrement au cœur de la confrontation Chine/Etats-Unis, comme exposé précédemment, peuvent impacter toute la chaine de valeur avale et amont. Une réflexion générale sur le positionnement du produit ou service exporté par votre entreprise dans cette chaine de valeur est donc fortement recommandée : est-ce que le produit que mon entreprise produit sert/peut servir de composant ou intervenir dans la fabrication de produits au cœur de confrontations technologiques ? 
    A titre d’exemple, au-delà des semi-conducteurs, d’autres secteurs technologiques font ainsi actuellement l’objet d’une confrontation stratégique entre la Chine et les Etats-Unis, et plus marginalement l’Europe : biotechnologies, systèmes IT avancés (intelligence artificielle, surveillance, quantique…), communications, énergies vertes, champs magnétiques, etc.  

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