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Les enjeux du contrôle des exportations pour les entreprises de défense françaises

"Export control is the new FCPA" Lisa Monaco (United States Deputy Attorney General)

"Export control is the new FCPA" Lisa Monaco (United States Deputy Attorney General)


Les condamnations relatives aux règlementations de contrôle des exportations se multiplient, après le consent agreement signé par le groupe Airbus début 2020 pour non-conformité à l’ITAR, le dernier exemple en date est le Groupe Boeing qui a écopé d’une amende de 51 millions de dollars après négociation avec le Département d’Etat américain. L’essor des réglementations en matière de contrôle des exportations pousse à croire que cette tendance n’en est qu’à ses débuts. 

L’Union-Européenne, la Chine, le Royaume-Uni ou encore Israël, se sont également dotés d’un arsenal juridique contraignant les exportateurs d’armes (et autres affiliés) à obtenir une autorisation préalable pour vendre et exporter des biens à usage militaire et à double usage. Les entreprises concernées ne peuvent donc plus éviter d’intégrer à leurs organisations un programme interne de conformité au contrôle des exportations et aux sanctions économiques.  

Il est donc urgent de se questionner sur les enjeux majeurs du contrôle des exportations pour les entreprises du secteur de la défense et notamment les spécificités complexes de ces réglementations qui sont à penser minutieusement tout au long de l’élaboration et de la mise en œuvre du programme de conformité.

Les enjeux majeurs pour les entreprises du secteur de la défense en matière de contrôle des exportations

 

« Enjeu : ce que l’on a à perdre ou ce que l’on a à gagner (…) » (Définition, Larousse)

L’industrie de la défense française, héritage de la seconde guerre mondiale, contribue à équilibrer positivement la balance commerciale du pays, à maintenir son indépendance dans le secteur stratégique qu’est celui de la défense, et permet à la France d’orienter sa politique diplomatique à travers ses partenariats à l’export.  

La Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) française est composée de grands assembleurs tels qu’Airbus, Dassault Aviation, Naval Group et d’un réseau de fournisseurs et de sous-traitants, composé d’ETI ou de PME, permettant à ces groupes d’équiper les forces armées françaises de matériels aériens, navals, terrestres ou cyber à la pointe de la technologie et de l’état de l’art. 

Cependant, du fait de la nature particulière du marché de la défense et des produits de cette industrie, le chiffre d’affaires réalisé à l’exportation par les entreprises de défense françaises constitue pour elles une question de survie, leur permettant notamment d’amortir leurs appareils de production. 

Le contexte géopolitique mondial actuel, notamment depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, a engendré une augmentation des dépenses de défense des Etats. En particulier les membres de l’UE et les Etats clients historiques de la Russie se tournent, entre autres, vers l’industrie de défense française, faisant depuis peu, de la France, le deuxième exportateur mondial d’armes derrière les Etats-Unis (source : rapport annuel SIPRI). Cette compétition prend aujourd’hui une forme de plus en plus hybride et s’accompagne d’un durcissement des règlementations liées aux exportations d’armes.  

Les industriels français du secteur de la défense sont donc confrontés à des enjeux de taille, notamment à travers :  

  • La nécessité d’augmenter leur capacité de production pour honorer un carnet de commandes, engendrant mécaniquement des impératifs d’exportations.  
  • L’arrivée de la concurrence des pays émergents tels que la Chine, la Turquie ou la Corée du Sud, obligeant les industriels français à être à la pointe de l’innovation pour se différencier.  
  • Une volonté des Etats de gérer leur influence et la défense de leurs intérêts par le biais de sanctions économiques ou de règlementations de contrôle des exportations de portée extraterritoriale.  

Le contrôle des exportations est un sujet parfois méconnu, souvent difficile à appréhender et à décliner opérationnellement pour les entreprises exportatrices. Pourtant, ce sujet fait peser sur elles des risques significatifs, qu’ils soient financiers, juridiques, opérationnels ou encore réputationnels. 

Les enjeux liés à la conformité au contrôle des exportations et aux sanctions pour les entreprises de défense sont donc protéiformes.

Le premier, de manière assez évidente, est de nature judiciaire.
 

La menace des réglementations extraterritoriales

Ne pas respecter la réglementation de contrôle des exportations peut en effet conduire les entreprises et leurs dirigeants à des poursuites judiciaires, pouvant aboutir à des mises en garde, des mises en demeure (de se mettre en conformité ou de déployer un dispositif de contrôle interne), ou finalement à des sanctions administratives et pénales, avec des peines d’emprisonnement pour les dirigeants.  

Ces sanctions sont d’autant plus redoutables lorsqu’elles émanent de régulateurs étrangers. D’abord, car certaines sont beaucoup plus importantes et leur mise en œuvre plus strictes. Nous pourrions citer la réglementation ITAR qui condamne à plus d’1 million de dollars chaque violation de l’AECA (Arms Export Control Act) et, avec le cumul des peines caractéristique au droit américain, ces sanctions peuvent s’élever très rapidement à plusieurs dizaines de millions de dollars (voire à des milliards), ainsi qu’à plusieurs dizaines d’années de prison pour les dirigeants. On pourrait penser qu’il s’agit de science-fiction, cependant le livre « Le piège américain » de Frédéric Pierrucci et Mathieu Aaron relate très explicitement ce cas et précise comment ce processus a finalement abouti à la vente d’Alstom à General Electric.  

Cet ouvrage décrit comment le droit extraterritorial peut s’utiliser comme une forme de « lawfare », c’est-à-dire être détourné de son objectif premier à des fins politiques ou économiques. Dans ces cas précis les entreprises de défense ou stratégiques et leurs dirigeants risquent une judiciarisation pouvant déstabiliser l'entreprise financièrement, empêcher certaines opérations d’export ou certaines réponses à des appels d’offre ou encore à entrainer la divulgation d'informations soumises au secret industriel et ce, via des audits légaux.  

Le rapport du 5 octobre 2016 de la mission d’information de l’Assemblé nationale sur l’extraterritorialité du droit américain constatait qu’entre 1977 et 2014, 30 % des enquêtes ouvertes dans le cadre de la loi FCPA ont visé des entreprises étrangères, alors même que celles-ci ont réglé 67 % du total des amendes collectées. Les entreprises européennes sont particulièrement touchées par l’exercice de ce droit extraterritorial.

Sur l’exemple de l’ITAR et de l’EAR

N’importe quel bien comprenant un composant contrôlé par l’ITAR « contamine » le bien en question. Cela donne donc le droit aux Etats-Unis de décider ou non de son exportation et expose l’entreprise à des contrôles du Directorate of Defense Trade Controls (DDTC) ou du Bureau of Industry and Security (BIS) pour la réglementation de double usage à savoir l’ EAR. 

Cet effet de contamination mène les industriels de la défense vis-à-vis de l’ITAR, à choisir deux stratégies :   

  • La stratégie « ITAR free », c’est-à-dire éviter au maximum l’intégration de composants américains dans leurs produits finis.  

A ce titre, dans son rapport de janvier 2023 « Le soutien aux exportations de matériel militaire », la Cour des comptes a conseillé aux industriels français d’éviter cette dépendance risquée à plusieurs égards : « Il apparaît qu’avec les États-Unis la meilleure solution consiste à s’émanciper de la dépendance à leurs composants »  
Toutefois, les industriels de défense ont du mal à se passer des composants électroniques américains pour concevoir leurs systèmes d’armes, notamment dans un contexte de pénurie de semi-conducteurs depuis fin 2020. Raison pour laquelle, l’Union Européenne a prévu un paquet législatif pour lutter contre ce manque afin d’augmenter la production de semi-conducteurs en Europe.  

  • La stratégie de la mise en conformité de l’entreprise à l’ITAR, c’est-à-dire l’intégration des spécificités liées à l’ITAR, et aux sanctions US dans le programme de conformité au contrôle des exportations de l’entreprise.  

A ce titre, il est important de noter qu’une analyse des risques préliminaire au déploiement du programme de conformité permettra d’identifier précisément les zones de vulnérabilité afin d’optimiser les mécanismes à déployer. 

Les futures évolutions de la réglementation française

Concernant la réglementation de contrôle des exportations française, depuis la réforme de 2014 et la mise en œuvre de la licence unique, la DGA s’est inscrite dans une logique de pédagogie vis-à-vis des industries de défense. En conséquence, en 2022, les contrôles a posteriori résultaient, dans une grande majorité, à une mise en garde ou une mise en demeure avec une seule sanction de prononcée. Mais cette phase d’accompagnement semble arriver à son terme, en effet, afin de renforcer le contrôle et le respect de la réglementation française, toujours dans son rapport de 2023, la Cour des comptes recommandait à la DGA de : « Renforcer le contrôle a posteriori en termes de programmation et de sanctions en cas de manquement à la réglementation, (…) ». 

En plus du renforcement de ces contrôles, le rapport de la Cour des comptes susmentionné souligne l’impact sur la BITD française de la demande grandissante des offsets de la part des pays clients. Afin d’avoir plus de visibilité sur ces impacts, la Cour des comptes formule la recommandation de « Créer pour les entreprises du secteur de la défense et de la sécurité une obligation légale ou réglementaire de déclarer les « offsets » et faire annuellement rapport au Parlement du suivi des « offsets » (ministère des armées, ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique) ». Il sera donc important pour les entreprises de défense de renforcer le suivi des offsets conclus dans le cadre de leurs contrats afin d’anticiper leur conformité avec ces futures exigences.

L’enjeu financier

 

D'un point de vue financier, comme évoqué plus haut, le premier impact qui vient à l’esprit est celui des amendes parfois colossales, pouvant atteindre des dizaines de millions de dollars voire pour certaines grandes entreprises des milliards infligées par les régulateurs. Cependant, il est également important d’avoir en tête que les procédures judiciaires entrainent des coûts de défense en moyenne équivalents au montant des amendes ainsi que l’obligation de réaliser un suivi de mise en conformité impliquant la conduite d’audits légaux pouvant se chiffrer à plusieurs millions d’euros.  

Ces pertes, lorsqu’elles entament sérieusement les fonds propres de l’entreprise, peuvent constituer une menace pour sa survie.

Opérationnel
 

Le risque opérationnel est parfois sous-estimé par rapport au risque judiciaire, pourtant il peut avoir des impacts fort délétères sur l’entreprise.

Suspension d’autorisation

Premièrement, le risque opérationnel peut menacer l'existence même de l'entreprise. En effet, afin de pouvoir se livrer au commerce des armes, une entreprise doit détenir une autorisation de l'Etat, en France une « AFCI » (autorisation de fabrication de commerce d'intermédiation de matériel de guerre). En cas de manquement au contrôle des exportations, cette AFCI peut être suspendue par l'administration pour une durée de 6 mois à une durée indéterminée et ainsi retirer la capacité de l’entreprise à exercer.  

Un autre type d’autorisation pouvant être suspendue concerne les autorisations d’importation ou d’exportation. Les contrats des entreprises de défense prennent souvent la forme d’accords-cadres faisant l’objet de bons de commande sur une durée s’étalant de plusieurs mois à plusieurs années. En cas de suspension de licence d’exportation, la perte d’activité associée peut se chiffrer à plusieurs millions d’euros et surtout endommager très lourdement la relation de l’industriel avec son client. De la même manière, une entreprise peut être bannie de certains marchés publics en France ou à l’étranger impactant gravement son carnet de commande et en cas de forte dépendance être une menace pour la poursuite de ses activités. 

Impact sur la chaine logistique

Les entreprises de défense ont la caractéristique d’être particulièrement dépendantes de leurs fournisseurs et sous-traitants, ces derniers pouvant être localisés en France ou à l'étranger.  Lorsque les réglementations de contrôle des exportations (notamment extraterritoriales), ne sont pas respectées par l’entreprise, des retards peuvent se manifester ou encore des produits peuvent se retrouver bloqués chez des sous-traitants refusant de les réexporter et de violer la réglementation. On observe donc des retards de livraison, voire du matériel parti chez des sous-traitants de MRO (Maintenance, Repair and Operations) qui ne revient pas chez les clients.  

La conformité va donc permettre de conserver la capacité de l’entreprise à exercer ses activités et apporter une meilleure fluidité à la chaîne de valeur, c’est-à-dire à la fois sur sa chaîne de production et dans ses interactions avec son écosystème : ses clients, ses sous-traitants, ses fournisseurs ou les différentes administrations avec lesquelles elle interagit.   

Ce que l'on peut également constater, c’est que le contrôle des exportations impacte l’ensemble des processus de l’entreprise, que ce soit le processus d’offre, d’approvisionnement, de production, de logistique ou de livraison. La mise en conformité va permettre de révéler des failles et des interdépendances impactant la mise en conformité qui pourront être palliées et d’optimiser la performance de l’organisation. Ceci peut passer par de la refonte ou de l’automatisation de process, de l’optimisation de certaines pratiques ou encore par la qualité et la continuité des données.  

Pour terminer sur les aspects opérationnels, comme évoqué plus haut, le risque de lawfare dans le secteur de la défense est très élevé, la conformité au contrôle des exportations est donc clé dans le processus de décision d’une entreprise de ce type. La conformité permettra aux dirigeants d’avoir plus d'éléments en main pour leur prise de décision, ainsi qu’un meilleur éclairage sur les risques à la fois directs et indirects que peuvent représenter ces réglementations.

Réputationnel
 

Pour finir, la conformité permet à l'entreprise d'éviter de dégrader son image. Le non-respect de la conformité va impacter négativement l’écosystème de l'entreprise, c'est-à-dire qu’il paraîtra difficile de travailler avec elle parce qu’elle pourra engendrer des blocages et des risques chez ses partenaires. Dans le contexte actuel, la conformité sera donc un message très rassurant envoyé au marché que ce soit envers les clients ou les investisseurs et les actionnaires de l'entreprise.

Les spécificités du contrôle des exportations pour les entreprises du secteur de la défense.

 

Nous constatons que malgré les recommandations des régulateurs français et étrangers, les entreprises du secteur de la défense intègrent encore assez péniblement les obligations liées aux réglementations qu’elles soient françaises, américaines (ITAR et EAR) ou même chinoise (Export Control Law de 2020) pour assurer leur conformité.    

En effet, plusieurs défis se présentent aux entreprises dans le cadre de leur mise en conformité :

1. L’assujettissement aux réglementations
 

La multitude des textes et la dimension extraterritoriale de certaines réglementations, notamment américaine et chinoise rend l’assujettissement des entreprises difficile à comprendre et peut parfois nécessiter des compétences internes juridiques pointues et très rares sur le marché.

2. La gouvernance du dispositif de conformité

 

L’appropriation du modèle organisationnel est un défi de taille pour les directions de conformité ou de contrôle des exportations : comment aller de la vision stratégique à la déclinaison opérationnelle, en embarquant l’ensemble des fonctions de l’entreprise ? C’est la problématique que les entreprises doivent résoudre, notamment dans des contextes organisationnels complexes avec des implantations à l’international.

3. Le classement des produits
 

Le travail de classement est la pierre angulaire de la conformité au contrôle des exportations mais demeure une tâche très délicate. D’abord, du fait de la multitude des produits et technologies du secteur de la défense, dont certains sont hautement techniques et d’autres ne semblent pas concernés,  mais pourraient l’être du fait d’une « contamination » et/ou de l’usage militaire qui en serait fait. C’est pourquoi il est impératif pour les entreprises du secteur de la défense de s’attacher à déterminer avec précision le classement de leurs produits, car, ce classement déterminera l’ensemble des mesures de conformité à déployer.

4. La sécurisation de l’intangible

 

Dans une économie aux échanges de plus en plus digitalisés, la maîtrise et la sécurité des éléments intangibles oblige l’entreprise à se poser des questions sur les droits d’accès aux applications contenant des données contrôlées, sur sa sécurité informatique ou encore sur le traçage des flux. Les entreprises du secteur de la défense doivent donc se montrer d’autant plus vigilantes et répondre à de hauts niveaux d’exigence de sécurité.

5. Le filtrage
 

Une veille sur les destinations et sur les parties prenantes aux opérations d’exportation doit toujours être réalisée en amont de l’opération d’exportation mais aussi tout au long de la relation. Cela implique pour les entreprises du secteur de la défense de s’équiper d’outils de filtrage performants et adaptables à des risques complexes. En effet, ces outils doivent être capables de garantir la conformité des géographies de destination ou de transit, les destinataires ultimes ou les bénéficiaires effectifs parfois dissimulés par des structures de détention complexes, les acteurs intermédiaires, ou encore les devises utilisées.

Ces enjeux et spécificités du contrôle des exportations pour les entreprises du secteur de la défense et de la sécurité ne représentent que le début d’une volonté de contrôle et de maitrise des Etats et des entreprises sur ces flux commerciaux sensibles.

L'Union Européenne est prompte à améliorer la cohérence des règlementations nationales afin de faciliter l’essor de grand programme de coopération européen tel que le SCAF (Système de combat du futur). Toutefois, les multiplicités de facteurs à prendre en compte et la minutie à adopter lors de l’élaboration et la mise en œuvre du programme de conformité au contrôle des exportations demeurent un défi pour les entreprises.

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