Article co-rédigé avec Maxime Bouter, Docteur en économie, Economic Advisory
L’inflation fait son grand retour. Dans la zone euro, le taux d’inflation en glissement annuel atteint un record de 8,1 % en mai 2022, avec un phénomène comparable au Royaume-Uni (+ 7,8 % en avril 2022) et même encore supérieur aux États-Unis (+ 8,6 % mai 2022). La hausse actuelle des prix est un phénomène de rattrapage principalement lié à la crise de la Covid-19 et à la guerre en Ukraine.
Pour autant, si l’origine de cette inflation est principalement d’ordre conjoncturel, une inflation structurelle liée aux enjeux climatiques pourrait apparaître et persister, face à laquelle il conviendra d’apporter des solutions. Conformément à leur mandat actuel, les banques centrales augmentent successivement leurs taux d’intérêt en réponse à la hausse des prix. Cette réaction pourrait toutefois freiner les investissements nécessaires à la transition environnementale et s’avérer contreproductive au regard des enjeux climatiques. Explications.
Selon la BCE, fin 2021, la hausse du prix de l’énergie explique plus de 50 % de l’inflation dans la zone euro
Taux d’inflation en glissement annuel en mai 2022 dans la zone euro
La guerre en Ukraine pourrait réduire de 1,4 point de pourcentage la croissance du PIB de la zone euro
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En 2020, les prix se sont initialement contractés sous l’effet des restrictions nécessaires pour lutter contre la Covid-19. Afin d’éviter un effondrement de l’économie mondiale, la plupart des gouvernements ont massivement soutenu l’économie par une hausse des dépenses publiques et la mise en place de plans de relance. La sortie de crise a été rendue possible sur le plan sanitaire par l’ampleur et la réussite des campagnes de vaccination notamment, et sur le plan économique par ces politiques de soutien à l’activité qui ont facilité un rebond rapide de l’activité principalement tiré par une hausse de la demande. Mais dans le même temps, la crise a durablement affecté les chaînes d’approvisionnement. Le redémarrage tardif et contrarié des capacités de production mondiale a généré un déséquilibre entre l’offre et la demande.
Du point de vue de l’offre, les entreprises ont du mal à satisfaire la demande du fait de difficultés d’approvisionnement en matières premières et de tensions sur le marché du travail. La hausse des prix de l’énergie est venue s’ajouter à ces désorganisations des chaînes de valeur. En pleine période Covid, le recul mondial de la consommation de pétrole liée à un effondrement des échanges internationaux et à la baisse des déplacements des populations, s’est traduit par un effondrement du prix du pétrole. Les pays producteurs dont l’équilibre économique dépend de cette ressource, ont réagi en diminuant drastiquement leur production. Malgré la reprise économique, les pays de l’Opep+ ont tout d’abord temporiser avant de récemment décider d’augmenter leur production. L’extraction des ressources ne permettra cependant pas dans l’immédiat d’inverser la tendance actuelle.
Ce déséquilibre sur le marché de l’énergie joue ainsi un rôle prépondérant dans la hausse des prix actuelle. En effet, selon la BCE , fin 2021, la hausse du prix de l’énergie explique plus de 50 % de l’inflation dans la zone euro. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, la part de l’énergie dans l’inflation représente respectivement 26 % et 29 % (Aurissergues et al., 2022). La Russie étant un important pays producteur de gaz et de pétrole, la guerre en Ukraine accentue ce phénomène et pourrait affecter durablement les pays européens. L’OCDE (2022) a ainsi estimé que ce conflit pourrait réduire de 1,4 point de pourcentage la croissance du PIB de la zone euro et augmenterait les prix de 2 points de pourcentage pour cette même zone en 2023.
Figure 1. Taux d’inflation et contribution des énergies à l’inflation dans la zone euro
Source : Eurostat
Face à la persistance de l’inflation et aux risques géopolitiques, les différentes banques centrales ont commencé à réagir afin d’éviter un emballement des prix. La Banque d’Angleterre a été la première à augmenter son taux directeur suivie par la Réserve fédérale. Alors que la BCE ne prévoyait pas d’augmenter ses taux avant la fin de l’année 2022, Christine Lagarde, présidente de la BCE, a annoncé le 9 juin que les taux directeurs commenceraient à augmenter à partir de juillet 2022. Ces taux devraient être révisés à la hausse dans les mois à venir tant que l’inflation ne sera pas contrôlée.
Si on peut s’attendre à ce que des politiques monétaires plus restrictives arriveront à infléchir la hausse des prix par une contraction de la demande, leur efficacité dépendra notamment de l’évolution de la situation en Ukraine. Par ailleurs, le pilotage de l’inflation devrait rester un sujet crucial car la crise et les enjeux climatiques risquent de pérenniser l’inflation à un niveau plus élevé qu’espéré.
Relever le défi climatique nécessite une intervention ambitieuse des pouvoirs publics et un changement radical des comportements de production et de consommation. Ces bouleversements sont amenés à se répercuter dans les prix et vont constituer de nouvelles sources d’inflation. Les banques centrales se voient donc confrontées à un défi complexe : juguler une inflation dont les sources se multiplient sans pour autant freiner les investissements massifs nécessaires au respect des objectifs climatiques.
Les enjeux climatiques auxquels les économies doivent faire face impliquent des conséquences sur l’inflation auxquelles il n’apparaît pas possible d’échapper. Face aux conséquences irréversibles et potentiellement désastreuses de l’inaction ou du report de l’effort à fournir pour faire évoluer nos sociétés, la mise en place de mesures fortes dont l’objectif est de transformer en profondeur les modes de production et de consommation compatibles avec la sauvegarde du climat engendrera des effets persistants en termes d’inflation.
L’économiste de la BCE Isabel Schnabel a récemment synthétisé les impacts potentiels de la crise climatique sur l’inflation en pointant trois nouvelles sources auxquelles il faudra faire face : climateflation, fossilflation et greenflation.
La climateflation peut être vue comme la hausse des prix due aux effets du changement climatique. La recrudescence des inondations, les sécheresses, les feux, l’aridification des sols ont tendance à limiter les rendements agricoles. Alors que le prix du blé s’est envolé du fait de la guerre en Ukraine, l’Inde, deuxième producteur mondial après la Chine, a décidé d’interdire les exportations de blé à cause de la vague de sécheresse qui frappe l’Asie du Sud depuis janvier 2022, alimentant un peu plus les tensions sur ce marché. On devrait ainsi observer une hausse tendancielle du prix des produits alimentaires de base au niveau mondial dans les années à venir.
Pour atteindre la neutralité carbone en 2050, l’Union européenne a adopté le pacte vert, fixant à 55 % la réduction des gaz à effet de serre (GES) en 2030 par rapport au niveau de 1990. En attendant une baisse du prix des technologies capables d’assurer la transition, les autorités utilisent des signaux prix pour inciter les agents économiques à modifier leurs choix d’investissement et de consommation. L’incitation passe par un signal prix suffisamment élevé afin d’initier un changement comportemental. Or l’instauration d’un prix sur la pollution, qu’il prenne la forme d’une taxe ou d’un marché carbone, peut modifier durablement les coûts de production. Si les entreprises le peuvent, elles adapteront leurs prix en répercutant – même partiellement – cette hausse des coûts. Ainsi, la fossilflation résulte de la montée en puissance des politiques climatiques qui renchérissent le prix des énergies fossiles. Quinze États européens ont déjà instauré des taxes carbone en plus du marché des droits à polluer au niveau de l’UE. En 2021, la taxe carbone moyenne dans les pays de l’Union était de 33€ par tonne de CO2, quant au quota carbone, le prix avoisine désormais les 85€ par tonne de CO2 en juin 2022. Cependant, ces prix risquent d’augmenter dans les années à venir. Pour respecter les objectifs de la France, le rapport Quinet (Quinet et al., 2019) indique par exemple qu’une cible de 250 €/tCO2 serait nécessaire en 2030. La mise en place d’un prix du carbone à un niveau aussi élevé aurait des répercussions sur les ménages et sur les entreprises. Une étude menée par Deloitte (Sautel al. 2022), pour la Fabrique de l’industrie, met en exergue les conséquences sectorielles d’une taxe à 250€ la tonne. Les auteurs montrent que près de la moitié du surcoût lié à la politique climatique devrait être supportée par les clients finaux, tandis que les entreprises supporteraient l’autre moitié. Même les secteurs peu émetteurs pourraient être indirectement affectés par la tarification carbone du fait de la répercussion en chaîne de la part de leurs fournisseurs.
Mettre en place des solutions pour augmenter l’efficacité énergétique est coûteux et pourrait aussi engendrer de l’inflation verte ou greenflation. Les investissements à réaliser dans les années à venir pour préserver le climat sont substantiels. Selon l’Agence internationale de l’énergie (IEA, 2021) 4 000 milliards de dollars d’investissement par an seraient nécessaires au niveau mondial entre 2026 et 2030 pour atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050, soit près du double des engagements actuels. Le coût de ces investissements devra nécessairement être répercutés dans les prix pratiqués sur ces biens et services.
Les effets du réchauffement climatique et la transition énergétique auront ainsi très certainement des effets inflationnistes. Jusqu’à présent, les banques centrales se limitaient à piloter les politiques monétaires afin d’assurer la stabilité des prix. Elles ne peuvent désormais plus faire l’impasse sur les conséquences du changement et des politiques climatiques. Conformément à leurs mandats, les banques centrales réagiront dans l’objectif d’atteindre la cible d’inflation en augmentant les taux directeurs si l’inflation excède la cible de 2 %. La hausse des taux d’intérêt aura alors pour effet de diminuer les incitations à investir. Or, du fait des montants d’investissements nécessaires pour préserver le climat, une hausse des taux d’intérêts pourrait contrecarrer les incitations et réduirait les efforts pour assurer la transition environnementale.
Les banques centrales doivent désormais tenir compte de nouvelles formes d’inflation liée au changement climatique et aux politiques de transition environnementale.
Olivier Sautel, Associé Economic Advisory
Pour autant des solutions existent pour éviter cet écueil.
La première consisterait à exclure de l’inflation le prix des énergies en retenant uniquement l’inflation dite « sous-jacente », ce qui permettrait de ne pas tenir compte de la hausse du prix de l’énergie rendue nécessaire par la mise en place d’une politique climatique. Cette solution a cependant ses limites. Il apparait notamment compliqué de neutraliser totalement les répercussions des prix de l’énergie. L’énergie étant un bien intermédiaire de production, les producteurs finiront par répercuter cette hausse, et on retrouvera avec un effet retard, l’évolution du prix des énergies dans les prix du panier de biens qui servent à calculer l’inflation.
Une autre solution consisterait à orienter les programmes d’achats d’actifs des banques centrales vers le financement direct de la transition, en augmentant la part des obligations vertes dans la structure du portefeuille des banques centrales. Cette solution permettrait de conserver la cible d’inflation et par la même occasion limiter les effets négatifs pour les entreprises et les ménages. Les obligations vertes diffèrent des obligations classiques car elles financent exclusivement, en théorie, des projets environnementaux faisant l’objet d’un reporting garantissant aux investisseurs que le capital est utilisé à des fins visant la transition écologique. Cependant, la qualité et la fiabilité de ces labels sont parfois contestés. En l’absence d’un label permettant d’identifier correctement les projets, le risque est de détourner une partie des financements disponibles vers des activités ne permettant pas réellement d’atteindre les objectifs fixés en termes de réduction des émissions.
Enfin, une troisième solution serait de modifier la réaction des banques centrales en augmentant la cible d’inflation. Changer de cible est faisable puisqu’elle n’apparait pas de manière explicite dans les différents textes régissant le fonctionnement des instruments de la politique monétaire. En relâchant cette contrainte, les banques centrales assumeraient de réagir de manière moins agressive vis-à-vis de l’inflation, ce qui ne pénalisera plus le niveau d’investissement. En revanche, le coût de cette mesure sera supporté par les ménages qui paieront leurs biens à un niveau plus élevé, et verront le pouvoir d’achat de leur épargne diminuer. Pour protéger les personnes les plus exposées il pourrait être envisagé d’utiliser les recettes fiscales des instruments de politiques climatiques sous forme de redistribution pour permettre aux ménages les plus vulnérables de ne pas subir de plein fouet le coût de la transition.
Compte tenu du contexte actuel, beaucoup d’incertitudes planent sur l’évolution à court terme de l’inflation. Afin d’éviter tout effet d’emballement et l’émergence d’une crise économique, les banques centrales réagissent pour stabiliser les prix en augmentant les taux d’intérêt. La fin de l’ère des politiques monétaires dites « non conventionnelles » et de l’argent bon marché a sonné, et l’incertitude à court terme sur ce changement de paradigme, ainsi que sur sa capacité à maîtriser l’inflation, est au cœur des préoccupations des entreprises et des États.
Mais cette situation d’urgence conjoncturelle ne doit pas faire oublier l’enjeu structurel de la gestion de la transition climatique et de ses impacts en matière d’inflation. Les banques centrales doivent désormais tenir compte de nouvelles formes d’inflation liée au changement climatique et aux politiques de la transition environnementale. L’enjeu sera pour elles d’adapter leurs outils, pour ne pas se focaliser exclusivement sur le contrôle des prix. Elles devront notamment veiller à ce que les politiques monétaires ne contrecarrent pas la transformation nécessaire de nos économies, tout en prenant garde aux hausses de prix qui pourraient nuire à l’acceptabilité sociale de la transition.