En matière de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), les entreprises familiales se démarquent, quelle que soit leur taille, à plusieurs titres. L’importance de la culture d’entreprise et des valeurs fondamentales rendent le cadre social des entreprises familiales unique. En raison d’une culture d’entreprise qui place en son cœur la dimension humaine, les enjeux liés à la diversité, la sécurité et la volonté de transmission du savoir, du savoir-faire et des valeurs familiales se retrouvent naturellement au premier plan.
Vis-à-vis des engagements environnementaux, le secteur d’activité influence de facto le niveau de maturité des entreprises, en particulier quand il s’agit de définir une stratégie de décarbonation ou de mesurer des leviers d’action. Cependant, on observe, pour toutes les entreprises familiales, une montée en puissance des sujets liés à la transition écologique. En effet, comme le souligne une récente étude1 mondiale de Deloitte, la part des investissements durables des family offices a progressé de quatre points depuis 2 ans, passant de 42% à 46%, avec, toutefois, des différences géographiques marquées entre les family offices européens (passant de 45% en 2021 à 57% en 2023) et ceux d’Amérique du Nord (de 34% en 2021 à 36% en 2023). Cette même étude souligne qu’il est attendu dans les cinq prochaines années un accroissement très significatif (+71%) de ces investissements durables, en particulier dans le secteur de l’énergie renouvelable. Pour quelle raison ? Une attente de meilleure rentabilité avec une prise de risques limitée.
Dans le même temps, on note, à la lumière du témoignage de certains participants de l’étude, que plusieurs freins persistent : la priorité donnée par les entreprises familiales aux actions philanthropiques, les craintes liés aux risques d’écoblanchiment ou, enfin, le sentiment partagé d’une certaine immaturité du marché.
Si l’on élargit le prisme des family offices à l’ensemble des entreprises familiales en France ou même en Europe, on observe un nombre grandissant d’entreprises à mission, se dotant d’une raison d’être ou, plus simplement, qui intègrent dans leur stratégie de développement une dimension sociale, sociétale et environnementale vertueuse. S’engager sur le long-terme avec conviction dans une démarche responsable est aujourd’hui une préoccupation forte des dirigeants d’entreprises familiales et ce pour l’ensemble des parties prenantes gravitant autour de l’entreprise. C’est aussi, à notre avis, une façon de « donner du sens » au travail pour les salariés, mais aussi de renforcer la cohésion de l’ensemble des membres de la famille, qu’ils soient impliqués directement ou non dans l’entreprise.
Rendre visibles à l’extérieur ces ambitions ou ces engagements n’est plus une pratique isolée aujourd’hui. Avant même d’évoquer les obligations nées d’un cadre réglementaire européen, ces entreprises, souvent discrètes sur leur performance financière, valorisent généralement ce volet extra-financier/de durabilité et ces priorités, avec des efforts de communication en interne comme en externe.
La réglementation encadrant le rapport de durabilité des entreprises européennes, qui a récemment fait l’objet de propositions d’allègement, a pu entraîner une forme de perplexité dans l’écosystème, notamment par sa complexité apparente et le large périmètre des informations à fournir. Cependant, les entreprises familiales sont naturellement bien placées pour faire valoir leurs atouts dans ce domaine.
L’expérience acquise en 2024 de la première année d’application de la CSRD2 et des premiers rapports émis par les grands groupes européens qui ont le statut d’Entreprise d’Intérêt Public (EIP), nous conduit à apprécier de façon positive la proposition de report de deux années pour les entreprises dites de la « vague 2 »3 ayant pour le moment une obligation de préparer leur premier rapport de durabilité à fin 2025. Non pas qu’elles soient moins armées ou concernées sur ces sujets ou moins capables de structurer un reporting de durabilité en accord avec les exigences des ESRS4. Simplement, pour celles qui resteront encore soumises aux obligations de reporting ou qui souhaiteraient le faire de façon volontaire (possiblement sur une base allégée), ce différé leur permettrait de prendre plus de temps pour réaliser sereinement cet exercice rigoureux d’identification des impacts, risques et opportunités matériels pour l’entreprise, de recenser les politiques, plans d’actions et cibles existants, et de mettre en place les processus nécessaires à la collecte des informations pertinentes (quantitatives et qualitatives) du rapport de durabilité.
Avec le recul, l’exercice n’est peut-être pas si ardu, mais il nécessite du temps et des ressources adaptées : pour bien identifier l’ensemble de sa chaîne de valeur, pour réaliser une analyse de double matérialité (i.e., ce qui est matériel d’un point de vue impacts et financier) pertinente et reflétant les vrais enjeux matériels de l’entreprise, informée par la perception de l’ensemble des parties prenantes. Ce report des obligations, si adopté par les institutions européennes, permettrait également de mieux structurer les politiques groupe et la collecte de l’information quantitative et qualitative, avec un référentiel et des outils adaptés, sachant que les normalisateurs européens vont également travailler à alléger le référentiel de reporting.
Dans un contexte d’accroissement des demandes d’informations des parties prenantes (financiers, investisseurs, donneurs d’ordre, …), la production d’un reporting standardisé en matière de durabilité est une opportunité pour homogénéiser les pratiques, adopter un langage commun et permettre le pilotage des performances financières et en matière de durabilité. C’est d’ailleurs l’objectif premier de la CSRD, visant ainsi à rationaliser les demandes faites aux entreprises : un reporting standardisé dans le cadre de la CSRD ou d’un dispositif volontaire apportera certainement un gain de temps et d’efficacité au sein des entreprises, en évitant de multiplier les reporting des données environnementales, sociales et de gouvernance.
La CSRD implique une obligation de transparence et de reporting sur les informations en matière de durabilité, pas une obligation de résultat. Pour que ce travail prenne tout son sens, insuffle une dynamique positive et ne soit pas qu’un simple exercice de conformité, nous avons identifié à la lumière de cette première année, quelques facteurs clés de succès.
Le premier facteur clé réside dans l’intégration des enjeux ESG au cœur de la stratégie d’entreprise. Il ne s’agit pas seulement d’identifier des impacts, des risques et des opportunités, mais bien de les inscrire dans une vision portée par les actionnaires d’une part et les dirigeants d’autre part. Comme toujours, l’impulsion vient du sommet : sans la prise en compte de ces enjeux dans la vision stratégique, difficile de construire une trajectoire claire, de prendre des engagements et de mobiliser l’ensemble de l’entreprise. Le reporting de durabilité risquerait de se limiter à une obligation réglementaire déconnectée des décisions stratégiques, perdant ainsi tout son sens.
Ensuite, la structuration de la gouvernance est essentielle pour assurer la crédibilité et l’efficacité de la démarche. Le reporting de durabilité mobilise des compétences spécifiques et nécessite un véritable pilotage. Savoir s’entourer, se former et confronter ses pratiques à celles d’autres acteurs engagés est une condition de réussite. Mais au-delà du renforcement de la gouvernance, il s’agit aussi de placer l’ESG au cœur de son fonctionnement. Cela implique d’intégrer ces enjeux dans les processus de décision, les organes de pilotage et les réflexions stratégiques. C’est aussi l’occasion pour les entreprises familiales d’évoluer vers une gouvernance plus structurée en accueillant des administrateurs indépendants spécialisés dans l’ESG, capables d’apporter un regard expert, de guider les réflexions et de challenger les décisions.
Enfin, la préparation joue un rôle déterminant. Le report de la mise en application proposé dans le cadre des dispositions Omnibus est une opportunité de structurer une approche ESG robuste et cohérente. L’enjeu est de construire une vision de long terme, d’aligner les équipes autour d’objectifs clairs et de mettre en place les outils nécessaires pour collecter et exploiter des données pertinentes. Ce temps de préparation doit permettre d’aller au-delà de la seule conformité et de faire de l’ESG un réel levier de performance et d’engagement, au service d’un véritable projet d’entreprise.