Un report modal significatif vers le ferroviaire est nécessaire pour que la France atteigne son objectif de neutralité carbone. Pour y parvenir, des investissements importants doivent être réalisés pour permettre « un choc d’offre » mais cela prendra du temps. Afin d’apporter des réponses rapides, les opérateurs et Autorités Organisatrices ont tout à gagner à davantage tourner leur attention vers ceux qui n’utilisent pas ou peu le train. Cela suppose une stratégie marketing résolument orientée « voyageur B2C » et non « usager captif ». Les acteurs du ferroviaire y sont-ils prêts ?
Les experts en stratégie de Monitor Deloitte analysent quelles peuvent être les innovations rapidement déployables qui pourront contribuer à ce saint graal qu’est le report modal.
Innovation n°1 : faire mieux que la gratuité tarifaire pour attirer de nouveaux voyageurs dans les trains régionaux
Accélérer l’usage des TER est possible, à un coût raisonnable pour les territoires, en proposant des offres plus personnalisées que celles existantes (gamme tarifaire standard ou quasi gratuité).
Quels enseignements pouvons-nous tirer des expérimentations européennes récentes ? Quelles cibles de nouveaux voyageurs et quelles nouvelles typologies de trajets imaginer ?
Le Groupe SNCF vise un report modal vers le ferroviaire de 10 % d’ici 2030 pour aider à atteindre les objectifs stratégie nationale bas-carbone. 100 Md€ d’investissements dans l’infrastructure et l’offre de services ont été promis par le gouvernement. Mais cet argent n’arrivera pas tout de suite, et la réalisation des projets prendra encore plus de temps.
Les TGV sont remplis à 60 - 70 % en moyenne, SNCF ayant optimisé l’offre et le matériel à son maximum depuis la pandémie. La situation est cependant toute autre du côté des trains régionaux avec une moyenne d’occupation à 23 %1. Ce taux reste respectable par rapport à nos voisins européens mais il laisse largement la place à plus de trajets moins carbonés dès maintenant, sans avoir à ajouter de trains ni créer de nouvelles voies.
Changer ses habitudes de transports au quotidien est loin d’être aisé. Les déplacements sont plus nombreux, souvent plus compliqués avec un enchainement de destinations qui ne se situent pas forcément en centre-ville. L’étude régionale publiée en 2019 par L'observatoire des transports des Hauts-de-France2 montre que parmi les déplacements de courte distance, la part facilement adressable par le TER reste faible.
Mais ces déplacements facilement réalisables dès maintenant en train représentent quand même 11 millions de trajets par an3, et 2,55 Mt4 de CO2e évités. Et basculer dès aujourd’hui ces trajets vers le train est essentiel pour démontrer que le report modal est réalisable et que les investissements prévus dans le secteur sont pertinents.
Le nouveau Baromètre des mobilités du quotidien (Ipsos/UTP) montre que le niveau de prix n’est pas le frein principal des automobilistes pour utiliser plus le train, même si la France reste parmi les plus chers de nos voisins européens par km5.
L’offre et l’intermodalité, l’accès facile à la gare, le temps de trajet et la fréquence des trains représentent les leviers les plus importants, justifiant largement les investissements dans l’infrastructure promis par l’Etat. Néanmoins, selon cette étude, pour 20 % des utilisateurs interrogés, le prix reste le principal frein. Comment les acteurs du ferroviaire peuvent-ils les attirer ?
Face à l’inflation et au besoin de réduire nos émissions de CO2, plusieurs pays et territoires ont mis en place des mesures exceptionnelles pour encourager l’utilisation du train. Les expérimentations récentes de la (quasi) gratuité sans conditions, comme récemment en Allemagne avec l’introduction d’un billet à 9 € par mois pour voyager dans l’ensemble du pays, démontrent un effet d’induction de nouveaux voyageurs ainsi que des résultats environnementaux encourageants.
Cependant, les territoires ne peuvent soutenir le coût de ces promotions sur la durée. Pour réduire l’impact financier, les décideurs publics peuvent, soit augmenter significativement le prix (de 9 € à 49 € la deuxième année en Allemagne, bien que cela reste fortement en-deçà du prix du marché), soit introduire des exceptions à cette (quasi) gratuité : un nombre maximal de billets, accessibles à la vente uniquement sur certains canaux, uniquement à certaines dates, ... Ce qui crée de la déception parmi les nouveaux voyageurs testant le train, tout en permettant aux voyageurs déjà convaincus de profiter d’un prix fortement subventionné.
Des promotions ciblées (comme en Espagne, avec la gratuité sur une ligne choisie par l’usager) ou ponctuelles (comme en Occitanie les premiers weekends du mois) permettent d’alléger la facture pour les autorités publiques tout en incitant à l’utilisation des transports publics. Ces expérimentations restent néanmoins coûteuses pour l’Autorité Organisatrice, qui doit s’assurer qu’elles produisent un report modal significatif et pérenne pour le territoire. En Allemagne, un report modal de 10 % a été constaté. C’est important, mais cela veut aussi dire que 9 voyageurs sur 10 auraient pris le train sans la promotion. En Espagne et en Occitanie, l’absence d’études indépendantes limite le retour d’expérience, nécessaire pour que les acteurs identifient les meilleurs leviers.
En bref, la (quasi) gratuité pour tous est intenable pour un produit autant subventionné par les pouvoirs publics et ne permet pas assez de report modal pour justifier cette dépense additionnelle. Il faut donc se tourner vers des techniques de marketing plus ciblées. Deux semblent particulièrement prometteuses.
Les expérimentations de quasi-gratuité ont montré que malgré un impact en report modal intéressant6, la gratuité pour tous représente un investissement public trop important et ne peut donc être généralisée de manière pérenne. Partant de ce constat, certaines régions comme l’Occitanie et la Nouvelle-Aquitaine ont expérimenté des tarifs plus innovants, pour une meilleure utilisation de l’argent public.
Le tarif TRIBU permet aux groupes de plus de 3 personnes, pas forcément de la même famille ou foyer, de bénéficier de tarifs dégressifs selon le nombre de personnes qui voyagent sur un même trajet (-30 % à partir de 3 voyageurs, jusqu’à -50 % pour 5+ voyageurs). Ainsi, un groupe de quatre amis partant d’Alès pour faire du shopping à Nîmes le weekend, économise 40 % sur leurs billets de train, réduisant ainsi considérablement le coût de ce trajet si ce groupe avait préféré la voiture7. (NDLR : voulons-nous dire : « le surcoût de ce trajet en train par rapport à la voiture » ou « le coût de ce trajet par rapport au même trajet en voiture de ce groupe d’amis ». Autrement dit : le train coute-t-il moins cher que la voiture, ou est-ce le surcoût qui est réduit ?)
Ce tarif, encore assez rare en France, permet de rendre le train plus attractif pour un groupe d’individus. La voiture permettra toujours une plus grande flexibilité si on part se balader à la campagne ou pour de multiples destinations dans la journée. Mais pour ceux qui veulent se rendre dans une autre ville en groupe – c’est déjà un trajet de plus qu’ils ont effectué en mode bas-carbone. Les collectivités ne devraient-elles pas investir davantage en rendant ce genre de tarif encore plus compétitif avec la voiture ?
Toutes les régions proposent depuis longtemps des abonnements selon la fréquence de voyage avec également une tarification différente selon les tranches d’âge (senior, enfant, étudiant…) en plus du billet à l’unité plein tarif8. Ces offres sont bien adaptées aux clients non-motorisés, qui dépendent des transports publics pour se déplacer et savent à l’avance qu’ils vont voyager chaque semaine plusieurs fois dans la semaine. Néanmoins elles sont moins intéressantes pour ceux qui voudraient décarboner quelques trajets faciles à faire en train, tout en gardant leur voiture pour d’autres trajets où le train ne permet pas (encore) de se déplacer dans un temps raisonnable.
Remplacer la voiture à 100 % n’est pas réaliste en dehors des grandes métropoles. C’est aux acteurs ferroviaires de s’adapter en reconnaissant que chaque trajet reporté sur le train est déjà un trajet en mode bas-carbone.
Certaines régions ont emboîté le pas, notamment à travers des abonnements adaptés aux télétravail : c’est le cas des régions Grand-Est, Normandie et Hauts-de-France. Ces abonnements vont dans la bonne direction, celle d’encourager les mobilités bas-carbone à l’heure du travail hybride et du changement des habitudes de transport.
Pour les télétravailleurs, mais aussi pour les voyageurs réguliers sans obligation, le choix de prendre ou non un abonnement de train se fait souvent selon la fréquence planifiée de voyage. Encourager la flexibilité des usagers en leur permettant de bénéficier de tarifs à moindre coût de manière progressive selon le nombre de trajets, c’est aussi favoriser le transport décarboné dans une société de plus en plus flexible. Il est donc crucial de repenser les critères d’attractivité des abonnements ferroviaires.
L’Occitanie, région en pointe sur la question de l’accès au ferroviaire, a récemment introduit (1er août 2023), le tarif FLEX, permettant au voyageur de bénéficier de promotions en fonction du nombre de fois qu’il aura effectué un trajet donné au cours d’un mois. Chaque voyage bénéficie d’une réduction, progressivement plus importante si l’usager continue d’emprunter le train au cours du mois et avec un plafond de paiement fixé à 90 € par mois (45 € par mois avec prise en charge à 50 % par l’employeur).
Selon le nombre de voyages parcourus au cours du mois et de la destination choisie, ce tarif devient rapidement plus intéressant que la voiture, permettant au voyageur de se passer de son véhicule pour les trajets où sa destination est facile d’accès en transport public, et de la garder pour d’autres déplacements dans la semaine ou le week-end. D’autant plus que le coût réel de la voiture peut être facilement sous-estimé par les automobilistes selon les variations du prix de l’essence, la densité de la circulation ou le prix du parking à l’arrivée.
Rendre ce type de tarif encore plus compétitif avec la voiture sera sans doute une manière de rendre l’abonnement flexible bien plus innovant et attractif pour ceux qui sont motorisés. Mieux vaut investir dans des réductions plus significatives avec des tarifs ciblés sur les automobilistes habitant le territoire qu’offrir la gratuité aux touristes, qui n’en demandent pas tant pour prendre le train.
Ces expérimentations restent limitées, mais démontrent une volonté d’aller au-delà des habitudes du transport public pour attirer les voyageurs non encore convaincus par le train. Leur généralisation est nécessaire pour utiliser au mieux l’argent public afin d’inciter au report modal vers le ferroviaire régional.
A chaque région de revoir sa gamme tarifaire, en partant des besoins actuels des voyageurs sur son territoire, les automobilistes comme les afficionados du train, en ciblant les trajets qui sont attractifs dès maintenant.
Il est temps pour les opérateurs et Autorités Organisatrices des trains régionaux en France de démontrer que le report modal est possible. L’ouverture du TER à la concurrence doit être l’occasion pour l’ensemble des parties-prenantes d’innover, de repenser les approches traditionnelles de marketing et de chercher de nouveaux voyageurs, sans pour autant servir moins bien ceux qui comptent déjà chaque jour sur le train. Chacun gagnera à une approche plus personnalisée, plus proche de ses besoins. Et à une meilleure utilisation de l’argent public.