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Environnement et Espace #2 : Comment quantifier et réduire les impacts environnementaux du secteur spatial ?

Article co-rédigé par Natacha Wonneberger, Romain Radziminski et Romain Tison, respectivement Senior Consultante, Directeur et Manager dans les équipes Sustainability de Deloitte France. 

La prise de conscience des impacts multi-environnementaux du secteur spatial étant clairement amorcée, comment quantifier et réduire ces impacts ? 

 

L’analyse du cycle de vie (ACV), méthode privilégiée de quantification d’impacts environnementaux 

 

L’ACV est utilisée depuis plus de 10 ans dans le secteur, et notamment par l’Agence Spatiale Européenne (ESA) ​[1]​ et le Centre National des Études Spatiales (CNES) ​[2]​ pour évaluer les impacts environnementaux des missions spatiales et des différents segments. 

Dans l’ensemble, les impacts environnementaux de toutes les activités d’une mission spatiale ayant lieu dans l’environnement terrestre peuvent être évalués avec les méthodes ACV existantes. De manière générale, les activités comprennent : l’extraction des matières premières, production, assemblages, intégration et tests (AIT) des systèmes / équipements / composants, le transport, les phases d’utilisation et de maintenance, ainsi que le traitement en fin de vie des déchets. Les infrastructures telles que salles blanches pour les phases d’essais, bases de lancement, antennes paraboliques des stations au sol, et bâtiments des centres de contrôle peuvent également être prises en compte. Par ailleurs, les équipements de l’utilisateur final tels que les antennes peuvent être intégrés. 

Cependant, l’ACV et l’évaluation de l’impact environnemental en général ont été conçues à l’origine pour les produits de grande consommation. Par rapport à la grande consommation, l’industrie spatiale présente plusieurs spécificités cruciales, détaillées dans le schéma ci-dessous. 

La méthodologie standard de l’ACV doit donc être adaptée pour saisir plus précisément les impacts environnementaux des activités spatiales. Des exemples d’adaptation comprennent : 

  • Aligner les frontières du système avec les phases d’une mission spatiale, 
  • Définir l’unité fonctionnelle pour être le plus représentatif du système spatial étudié, 
  • Modifier les méthodes de caractérisation pour les émissions stratosphériques, 
  • Utiliser des bases de données spécifiques au secteur spatial telles que la base de données ACV de l’ESA ou encore la Strathclyde Space Systems Database (SSSD). 

 

Les frontières des connaissances environnementales 

 

Malgré les multiples avantages de l’ACV et ses adaptations pour le secteur spatial, il reste plusieurs aspects encore peu maitrisés pour évaluer l’ensemble des impacts environnementaux des activités spatiales avec précision.  

 

Frontière n°1 : missions stratosphériques des lanceurs  

En fonction du type d’ergol (combustible pour les moteurs de lanceurs) utilisé, plusieurs émissions peuvent avoir lieu dans la troposphère (basse altitude) et/ou la stratosphère (haute altitude) y compris du CO2, de la vapeur d’eau (H2O), des suies (« black carbon ») et de l’alumine (Al2O3), comme illustré dans le tableau ci-dessous ​[3]​. 

Ergol 

CO2 

H2

Suies (« black carbon ») 

Alumine (Al2O3

Kérosène 

X

X

X

Hydrogène 

X

Solide 

X

X

X

X

Hypergolique  

X

X

X

Méthane 

X

X

X

Ces émissions engendrent des impacts relatifs au réchauffement climatique et à la destruction de la couche d’ozone stratosphérique. Cependant, 2 difficultés surviennent pour quantifier ces impacts associés : 

  1. Il n’est pas toujours évident de mesurer et/ou calculer les quantités de ces émissions stratosphériques lors d’un lancement. 
  2. Les effets de l’émission de ces substances dans la stratosphère sur le réchauffement climatique et sur la couche d’ozone sont actuellement mal appréhendés par les scientifiques.  

Les effets sur le réchauffement climatique de ces émissions pourraient être très importants. Par exemple, des premières études estiment que les suies, la vapeur d’eau et l’alumine auraient un forçage radiatif entre 1 000 et 10 000 fois supérieur au CO2[3]​. Les effets sur la destruction de la couche d’ozone restent peu connus à ce stade, mais il existe une interdépendance entre l’ozone et le climat et l’équilibre de température et de radiation. Dans l’ensemble, cela voudrait dire que les impacts environnementaux liés aux lanceurs auraient été jusqu’à présent fortement sous-estimés. 

Frontière n°2 : rentrée ou réentrée des satellites  

Pour limiter l’encombrement de l’orbite terrestre basse (OTB), les satellites en fin de vie peuvent pénétrer à nouveau dans les couches atmosphériques où ils brûlent généralement. Lors de cette rentrée atmosphérique, la combustion des satellites émet des oxydes d’azotes (NOx) et de l’alumine.

Ces émissions contribuent également au réchauffement climatique et à la destruction de la couche d’ozone. Quelques études scientifiques ont tenté de mieux comprendre ces phénomènes physiques lors de la rentrée, mais celles-ci restent préliminaires et marginales ​[4]​. 

 

Frontière n°3 : débris spatiaux 

Les satellites hors d’usage ou en fin de vie peuvent être éliminés soit en étant brulés lors de la rentrée dans l’atmosphère de la Terre, soit en étant transférés vers une « orbite cimetière » dédiée. Historiquement et dans la plupart des cas, les satellites restent en orbite sans possibilité de les contrôler depuis la Terre et deviennent ainsi des débris spatiaux. 

Avec une augmentation du nombre de satellites en orbite et sachant qu’environ 60% de ceux-ci sont actuellement des débris ​[5]​[6]​, le risque de collisions entre débris et satellites opérationnels est en constante augmentation. Au-delà d’un certain seuil de congestion des orbites, le syndrome de Kessler pourrait se produire où les collisions augmentent de façon exponentielle en créant de plus en plus de débris et de fragmentation d’objets incontrôlables.  

À ce jour, cet impact sur la congestion des orbites et sur l’accessibilité à l’espace n’est pas directement quantifiable avec les méthodes existantes en ACV, malgré quelques travaux préliminaires sur le sujet ​[7]​.  

 

Frontière n°4 : pollution lumineuse 

Les satellites en orbite terrestre basse peuvent être particulièrement lumineux car ils réfléchissent la lumière du Soleil vers la Terre. L’augmentation du nombre de satellites en orbite basse notamment via les méga-constellations peut donc engendrer de la pollution lumineuse, et perturber l’observation du ciel non seulement à l’œil nu mais surtout par des instruments d’astronomie.  

À ce jour, même si cet impact commence à être estimé dans sa globalité sur Terre ​[8]​​ [9]​, il n’est pas directement quantifiable avec les méthodes existantes en ACV. 

 

Frontière n°5 : étages de lanceurs usagés 

Une fois usagés, les étages de lanceurs à utilisation unique retombent sur Terre, généralement dans les océans. Par la corrosion, ces restes de lanceurs pourraient émettre des substances potentiellement toxiques dans l’environnement aquatique. 

À ce jour, les impacts potentiels sur l’écotoxicité marine sont peu compris, malgré quelques travaux préliminaires sur le sujet ​[10]​. 

 

 

Comment les acteurs se mobilisent pour mieux comprendre et réduire les impacts du secteur ?  

Comprendre avant d’agir 

Les agences spatiales en Europe, dont l’ESA et le CNES, financent régulièrement des études et des projets de recherche pour améliorer les connaissances sur les effets physico-chimiques des émissions stratosphériques des lanceurs ainsi que la rentrée des satellites sur l’ozone et le réchauffement climatique. 

Par ailleurs, l’ensemble du secteur, y compris les agences spatiales, les industriels et les chercheurs, élabore régulièrement des ACV de plusieurs systèmes spatiaux : lanceurs, satellites, stations au sol, missions spatiales, etc. Ceci contribue à une amélioration continue des connaissances des impacts environnementaux du secteur. 

 

Agir pour réduire 

Particulièrement en Europe, les entreprises et agences spatiales se mobilisent pour définir des stratégies sectorielles de réduction des impacts environnementaux selon plusieurs axes : 

  • Utilisation de matériaux alternatifs: les constructeurs de satellites et de lanceurs cherchent à utiliser des matériaux recyclés, recyclables et biosourcés quand cela est possible. Cela inclut l’utilisation d’ergols moins toxiques et moins impactant pour les lancements. 
  • Miniaturisation des satellites: la tendance à miniaturiser les satellites (tels que les CubeSats) permet de réduire la quantité de matériaux utilisés et de diminuer les coûts de lancement, ce qui permettrait de potentiellement réduire les impacts sur l’environnement. 
  • Réglementations : les gouvernements et les organisations internationales mettent en place des régulations pour encourager des pratiques plus durables dans l’industrie spatiale, tels que la Loi Spatiale Française (LOS) entrée en vigueur le 1er juillet 2024, ou encore la Loi spatiale européenne en cours de développement. 
  • Objectifs de décarbonation : de plus en plus d’acteurs définissent des objectifs de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre (GES), par exemple l’ESA dans le cadre de son ESA Green Agenda.  
  • Nettoyage des débris spatiaux : la Charte Zéro Débris de l’ESA vise à éliminer les débris déjà en orbite et réduire la création de nouveaux débris. Elle a été développée et signée par une large communauté d’acteurs du secteur spatial, incluant des agences gouvernementales, des entreprises industrielles, des organisations internationales, des universités et des centres de recherche. Des start-ups tels que ClearSpace se spécialisent notamment dans la capture et le retrait des débris spatiaux.  

Au-delà de réduire les impacts environnementaux des systèmes existants, il est également possible de repenser la conception même de ces systèmes pour prévenir les impacts. Il existe plusieurs démarches et innovations développées par les acteurs de l’industrie spatiale : 

  • Éco-conception : la démarche permet de concevoir un produit avec des impacts plus faibles, tout en maintenant les mêmes fonctionnalités. Elle fait partie d’un nombre grandissant d’exigences dans les cahiers des charges d’appels d’offres et missions spatiales. L’ACV peut notamment être utilisée pour faire de l’éco-conception, et le PEFCR (« Product Environmental Footprint Category Rules ») pour le secteur spatial est en cours de développement par la Commission Européenne pour harmoniser les règles d’ACV.   
  • Lanceurs réutilisables : des entreprises telles que SpaceX, Blue Origin ou MaiaSpace développent des lanceurs avec un ou plusieurs étages réutilisables, ce qui permettrait de réduire les impacts et les couts liés aux lancements. 
  • Prévention des débris spatiaux : le concept de « Design for demise » (D4D) vise à concevoir des satellites et autres matériels spatiaux de manière qu’ils se désintègrent complètement lors de leur rentrée dans l’atmosphère terrestre. Le « In-orbit servicing » (IOS) consiste à prolonger la durée de vie des satellites déjà en orbite, par exemple avec la maintenance, le ravitaillement en ergol, et le réajustement d’orbite. 

 

 

Des impacts certes, mais comment considérer les éventuels bénéfices environnementaux du secteur spatial ? 

Les missions spatiales fournissent plusieurs services à d’autres secteurs, par exemple en permettant d’optimiser les consommations d’énergie du trafic aérien, routier ou maritime. Serait-il possible de considérer ces éventuels bénéfices indirects, ou même leurs effets rebonds ? Cela sera dévoilé dans la 3e et dernière partie de cette série. Restez connectés ! 

​[1]  ​European Space Agency (ESA), «The ESA Green Agenda,» [En ligne]. Available: https://www.esa.int/About_Us/Climate_and_Sustainability/The_ESA_Green_Agenda. ​

[2]  ​Centre National des Études Spatiales (CNES), «RSE : le CNES s'engage,» [En ligne]. Available: https://cnes.fr/demarche-rse. ​

[3]  ​Collectif Pour un réveil écologique, «Secteur spatial : rapport complet,» 2024. ​

[4]  ​European Space Agency (ESA), «On the atmospheric impact of spacecraft demise upon reentry,» 2022. [En ligne]. Available: https://blogs.esa.int/cleanspace/2022/08/11/on-the-atmospheric-impact-of-spacecraft-demise-upon-reentry/. ​

[5]  ​European Space Agency (ESA), «ESA Space Environment Report 2024,» 2024. [En ligne]. Available: https://www.esa.int/Space_Safety/Space_Debris/ESA_Space_Environment_Report_2024. ​

[6]  ​United Nations Office for Outer Space Affairs (UNOOSA), «Online Index of Objects Launched into Outer Space,» [En ligne]. Available: https://www.unoosa.org/oosa/osoindex/search-ng.jspx?lf_id=#?c=%7B%22filters%22:%5B%7B%22fieldName%22:%22en%23object.status.objectStatus_s1%22,%22value%22:%22in%20orbit%22%7D%5D,%22sortings%22:%5B%7B%22fieldName%22:%22object.launch.dateOfLaunch_s1%22,%22di. 

​[7]  ​T. Maury, P. Loubet, M. Trisolini, A. Gallice, G. Sonnemann et C. Colombo, «Assessing the impact of space debris on orbital resource in life cycle assessment: A proposed method and case study,» Science of The Total Environment, vol. 667, n° %11, pp. 780-791, 2019.  

​[8]  ​M. Kocifaj, F. Kundracik, J. C. Barentine et S. Bara, «The proliferation of space objects is a rapidly increasing source of artificial night sky brightness,» Monthly Notices of the Royal Astronomical Society: Letters, vol. 504, n° %11, p. L40–L44, 2021.  

​[9]  ​J. S. Koller, R. C. Thompson et L. H. Riesbeck, «Light pollution from satellites,» Center for Space Policy and Strategy, 2020. 

​[10]  ​M. De Santis, G. Urbano, M. Donato et O. Herlory, «Functional ecology to reduce launchers impact on deep sea,» 2018.  

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