Suite à l’agression de la Russie et les destructions associées sur son territoire, l’Ukraine fait face à un défi de reconstruction de ses infrastructures énergétiques et industrielles dont les coûts pourraient s’élever à 115 milliards de dollars au cours de la prochaine décennie selon la Banque Mondiale.1 Cet effort de reconstruction se double de la nécessité de verdir les modes de production afin de reconstruire un système économique pertinent dans le cadre de la transition énergétique mondiale. Dans ce but, la tarification du carbone peut constituer un outil déterminant pour orienter les investissements de reconstruction vers des actifs et technologies durables.
Alors que l’Ukraine souhaite rejoindre l’Union européenne, elle devra également rapidement déterminer, négocier et proposer une trajectoire crédible pour rejoindre le système d’échange de quotas d’émission de l’Union Européenne (SEQE-UE, ou EU-ETS en anglais), tout en composant à court terme avec la montée en charge du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union Européenne (MACF, ou CBAM en anglais).
Cette étude propose une quantification de l’impact macroéconomique du MACF et d’une tarification carbone volontariste en Ukraine. Elle suggère un coût significatif en cas d’harmonisation rapide avec la règlementation européenne. Ce coût serait toutefois atténué par l’utilisation des recettes fiscales, notamment pour orienter les choix de reconstruction afin de privilégier les technologies bas carbones, ce qui implique de définir rapidement une trajectoire de prix carbone claire, prévisible et ambitieuse.
Résultats d’une étude menée par Deloitte Allemagne et Deloitte France, en collaboration avec le GIZ (Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit) et l’Office Ukrainien pour le climat (Ukrainian Climate Office).
La Russie a infligé des destructions massives au territoire Ukrainien. Les estimations varient et dépendent largement de l’évolution future du conflit, mais la Banque mondiale a par exemple considéré, en février 2024, que le coût total de la reconstruction pourrait s’élever à 486 milliards de dollars au cours des dix prochaines années, dont près de 115 milliards de dollars pour les secteurs énergétiques et industriels.
Graphique n°1 : Estimation totale des besoins de redressement et de reconstruction par secteur
Fig1 "Source : Banque Mondiale."
Parallèlement à la reconstruction, l’Ukraine est confrontée au défi majeur de la transition énergétique. Avant-guerre, l’intensité carbone de l’économie ukrainienne était 4,5 fois supérieure à la moyenne mondiale et plus de 8 fois supérieure à celle des pays européens de l’OCDE2. Reconstruire les infrastructures énergétiques et industrielles en s’appuyant sur des technologies fossiles pourrait mettre en péril l’atteinte des objectifs climatiques à moyen et long terme. De plus, les produits à forte intensité carbone pourraient voir leurs marchés à l'export se contracter à horizon 2030, pénalisés par des instruments tels que le MACF.
Alors que les partenaires commerciaux occidentaux de l’Ukraine accélèrent le verdissement de leurs moyens de production, une reconstruction basée uniquement sur des investissements intensifs en carbone exposerait l’Ukraine à l'émergence d’actifs échoués. A l’inverse, une reconstruction verte favoriserait l’accès aux marchés internationaux de biens et de capitaux, améliorerait la résilience énergétique grâce aux énergies renouvelables et permettrait à l’Ukraine d’accroître sa compétitivité à long terme dans un monde de plus en plus exigeant en matière climatique.
Si l’Ukraine venait à adhérer à l’Union Européenne, elle devrait appliquer à terme la législation européenne, ce qui inclue des engagements climatiques forts (neutralité carbone en 2050) et le recours à la tarification carbone comme principal instrument de politique climatique avec le SEQE-UE. Dans cette perspective, la mise en œuvre d’une tarification carbone en Ukraine permettrait d’ancrer les attentes des investisseurs en les incitant à investir dans les technologies durables tout en progressant dans la convergence réglementaire avec l’Union.
À plus court terme, le MACF peut constituer une incitation pour accélérer la montée en charge d’une tarification nationale du carbone en Ukraine. Le MACF est un mécanisme visant à soumettre certains produits importés dans l’Union à une tarification du carbone équivalent à celle appliquée aux industriels européens afin lutter contre les fuites de carbone. Les produits concernés dans le cadre du règlement actuel sont les suivants : électricité, ciment, fer et acier, aluminium, engrais et hydrogène. Le prix du carbone associé au MACF, qui impactera certaines exportations ukrainiennes dès 2026, doit progressivement converger vers le prix carbone Européen (SEQE-UE).
Graphique n°2 : Evolution possible du prix du carbone sur le marché SEQE-EU et montée en charge du MACF
Fig 2 : "Source : Calculs Deloitte basés sur l’hypothèses que l'Ukraine retrouve une activité économique similaire à son niveau d'avant-guerre (commerce et intensité des émissions)."
L’Ukraine a déjà mis en œuvre de premières mesures visant à faire évoluer sa tarification du carbone. La loi « MRV », adoptée en 2019, vise à mettre en œuvre la méthodologie associée au SEQE-UE en matière de suivi, de déclaration et de vérification des émissions. Le projet actuel du Plan national pour l’énergie et le climat (PNEC) pour la période 2025-2030 prévoit que les modalités du SEQE Ukrainien (SEQE-UA) « se rapprocheront progressivement de celles du SEQE-UE ». Le scénario du PNEC se traduit toutefois par un prix du carbone de l’ordre de 16 €/tCO2 d’ici 2035 et de 100 €/tCO2 d’ici 2050, un niveau nettement inférieur à la trajectoire envisagée sur le SEQE-UE.
Sur la base d’un retour à l’économie pré-guerre, le coût annuel du MACF pour l’Ukraine, sous l’hypothèse d’un prix du carbone effectif3 de 50 €/tCO2 (niveau effectif attendu en 2030), pourrait atteindre 1 milliard d’euros, soit environ 0,5 % du PIB de 2021. Les exportations de fer et d’acier représenteraient plus de 80 % du total des paiements, suivies par l’électricité (environ 8 %), puis le ciment et les engrais (respectivement 7 % et 5 % chacun). Les données disponibles pour le période post-2021 suggèrent que ces paiements pourraient être divisés par plus de deux, en raison de la forte baisse des exportations engendrée par le conflit notamment pour la production de fer et d’acier.
Graphique n°3 : Coût brut annuel du MACF pour l'Ukraine, avec un prix du carbone effectif de 50 €/tCO₂ (représentatif de l'horizon 2030), dans l’hypothèse d’un retour à l’économie pré-guerre, en milliards d'euros
Fig 3 : "Source : Calculs Deloitte basés sur l’hypothèses que l'Ukraine retrouve une activité économique similaire à son niveau d'avant-guerre (commerce et intensité des émissions). A noter que les secteurs présentés ici diffèrent de ceux du MACF, ce dernier s’appliquant à des biens spécifiques (e.g., l’électricité) alors que les secteurs du SEQE-UE incluent davantage de producteurs et de services (e.g., chaleur résidentielle).
Le coût annuel d’une tarification de 100 €/tCO2 en Ukraine4 compatible avec une intégration au SEQE-UE d’ici 2030 (un rabais de 50% a été considéré hors secteur électrique5) pourrait s’élever à 11,3 milliards d’euros, sur la base d’un retour à l’économie pré-guerre. Contrairement au MACF, une tarification nationale du carbone n’est pas limitée aux seules exportations européennes et couvre l’ensemble de la production des secteurs concernés. Une telle hausse de la fiscalité serait très importante pour l’économie ukrainienne, de l’ordre de 7% du PIB atteint en 2021, soit un effort plus élevé que celui actuellement consenti en UE (en 2022, les recettes du SEQE-UE représentaient moins de 0,25 % du PIB de l’Union et moins de 0,8 % du PIB de la Pologne6).
Graphique n°4 : Coût brut annuel d'une tarification carbone de 100 €/tCO2 en Ukraine (représentatif d’une convergence avec le SEQE-UE en 2030), dans l’hypothèse d’un retour à l’économie pré-guerre, en milliards d'euros
Le surcoût associé au prix du carbone se répercutera tout au long des chaines de valeur, impactant in fine des secteurs non directement ciblés par la tarification (industrie alimentaire, distribution, agriculture, etc.) ainsi que la demande finale. Pour les secteurs les plus touchés, tels que le ciment, l’acier, le transport aérien ou la chimie, le surcoût pourrait représenter plus de 40 % de la valeur ajoutée.
La prise en compte des destructions infligées par la Russie et d’une trajectoire reconstruction verte, accompagnée par une utilisation efficace des revenus de la tarification carbone, réduirait significativement le coût supporté par les acteurs Ukrainiens :
La mise en œuvre d’une reconstruction verte et durable nécessite d’établir au plus tôt une trajectoire du prix du carbone claire, ambitieuse et prévisible pour les investisseurs. Dans ce but, l’Ukraine devra tout d’abord clarifier ses objectifs politiques, industriels et climatiques tout en tenant compte des réalités du conflit, avant d’engager une négociation avec l’Union Européenne sur l’adéquation de son projet avec la perspective d’adhésion recherchée.
Quatre axes d’investigation pourraient être explorés afin d’assurer la mise en œuvre d’une tarification du carbone ambitieuse, soutenable et socialement acceptable :