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La mesure du risque climatique de transition pour la gestion de portefeuille

Article co-rédigé par Bérengère Pluchart, Manager Risk Advisory.


Au-delà des considérations usuelles de mesure des risques appliquées par l’industrie financière, la prise en compte du climat dans l’évaluation des risques financiers ajoute une composante nouvelle qui modifie considérablement l’appréciation du risque.

Depuis l’adoption en 2015 de l’accord de Paris sur le changement climatique et du programme de développement durable des Nations unies à l’horizon 2030 qui a ouvert la voie de la transition vers une économie à faible intensité carbone à l’échelle mondiale, le risque lié au climat est perçu par les acteurs financiers comme l’un des principaux risques émergents, notamment compte tenu de ses répercussions sur les domaines de risque traditionnels.

Alors que le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) décrit l’adaptation au changement climatique comme « la démarche d’ajustement au climat, actuel ou futur, et à ses conséquences »1 ; le risque de transition peut aussi se définir comme « la perte financière qu’une [entreprise] peut encourir, directement ou indirectement, du fait du processus d’adaptation à une économie sobre en carbone et plus soutenable d’un point de vue environnemental »². Ce risque peut provenir, par exemple, de l’adoption relativement brutale de politiques climatiques et environnementales, du progrès technologique ou de variations du sentiment et des préférences de marché.

Ainsi, la transition vers une économie bas carbone recouvre aussi bien des risques que des opportunités pour l’économie et les investisseurs si elle est correctement appréhendée.

 

Les limites des pratiques usuelles pour capter le risque de transition

 

Le changement climatique est un risque à moyen et long terme dont il est difficile de quantifier l’impact sur les activités. C’est pourquoi la notation ESG des entreprises est fréquemment utilisée comme indicateur par les sociétés de gestion. Elle reflète la performance d’une entreprise sur une gamme de critères environnementaux (E), sociaux (S) et de gouvernance (G).

Pourtant, l’adaptation au changement climatique et le risque de transition associé ne sont représentés que marginalement dans la note, au sein du critère E. De plus, cette notation permet une évaluation qualitative de la contrepartie à partir des données existantes à date et sur base de ses engagements, sans vision prospective ni quantifiée.

C’est pourquoi en dehors des critères classiques d’analyse utilisés par les sociétés de gestion que sont l’endettement, la rentabilité, et/ou la notation ESG, la quantification du risque de transition devient nécessaire à l’analyse de tout investissement.

 

De nouveaux paramètres à considérer

 

Bien que le niveau de risque d’un investissement soit traditionnellement évalué à partir des ratios d’endettement et des perspectives de rentabilité de l’entreprise, la prise en compte de l’impact environnemental des activités doit amener les sociétés de gestion à revoir leur approche. En effet, si une entreprise avec un faible ratio d’endettement et une forte rentabilité attire de prime abord les investisseurs, un niveau d’émissions de CO2 significatif vient quant à lui interroger sur l’impact et les perspectives de celle-ci dans un contexte de réchauffement climatique. Le graphique présenté ci-dessous, où la taille des bulles représente l’intensité carbone monétaire de chaque entreprise (émissions équivalents CO2 par million d’euros de chiffre d’affaires), illustre ces réflexions.

Figure 1 - Ratio d'endettement des entreprises, EBITDA et intensité carbone monétaire

Le risque de transition impose aux sociétés de gestion d’identifier et quantifier leurs expositions sur les sociétés de leur portefeuille les plus sensibles à un risque de transition vers une économie bas carbone et, d’autre part, d’identifier les opportunités de marché.

Dans sa solution ClimWise, Deloitte a mis en place une méthodologie permettant de mesurer l’impact du risque de transition sur la valorisation de portefeuilles d’actions et d’obligations et de générer des résultats discriminants entre secteurs et/ou entre acteurs d’un même secteur.

 

Des choix méthodologiques pour une approche rapidement opérationnelle

 

Le risque de transition est caractérisé par une forte incertitude sur la nature des trajectoires bas-carbone et une incertitude plus classique sur les modalités de mise en œuvre de cette trajectoire en termes économiques et sociaux.

La méthodologie développée s’appuie sur des scénarios de transition qui peuvent être définis par des acteurs de référence (par exemple le NGFS, Network for Greening the Financial System) ou par la société de gestion elle-même. En général, dans ces scenarios, le monde suit une voie dans laquelle les tendances sociales, économiques et technologiques ne s’écartent pas nettement des modèles d’évolution historiques, à l’exception des variables de prix du CO2 et de volume d’émissions de CO2 qui sont discriminantes entre scenarios.

La première étape de la méthodologie est cohérente quel que soit l’instrument de financement utilisé et vise à déterminer l’impact financier des coûts du carbone sur les entreprises.

Pour cela, il est considéré que l’émetteur d’actions ou obligations (ou le secteur selon la granularité disponible) n’atteint pas l’objectif de faible intensité carbone à un horizon de temps donné. A partir des trajectoires d’émissions de CO2 des différents scénarios, nous projetons les coûts de CO2 par géographie et secteur d’activité des entreprises en portefeuille3.  

Projection émissions CO2 Entreprise 
= (1 + var taux d'émissions CO2 Pays/secteur) x émissions CO2 initiales Entreprise

 

Où :

  • var taux d'émissions CO2 Pays/secteur le taux de variation des émissions de CO2 d'un pays/secteur selon un scénario climatique ou engagement de réduction de l’entreprise ;
  • Emissions CO2 initiales Entreprise les émissions de CO2 (scope 1 & 2) d'une entreprise sont soit communiquées par l'entreprise sur le dernier rapport extra financier, soit estimées via un proxy.

Il faut ajouter ensuite la nécessaire projection de l’EBITDA de l’entreprise en cohérence avec les scénarios économiques retenus.

Nous supposons alors que le gouvernement (ou le marché financier) « taxera » la part d’émissions de CO2 non alignée avec les trajectoires bas carbone en appliquant les coûts de CO2 définis selon les scenarios.

Coût du CO2 en US$2010
= ∆ émissions CO2 (tonnes) × prix carbone (US$2010/t CO2) × (1-αi)

 

Où :

  • ∆ Emissions CO2 (tonnes) = émissions CO2 scenario i  - émissions CO2 scenario de réference
  • Le prix du carbone dépend du scénario de transition sélectionné ;
  • αi est un facteur d'ajustement du secteur i.

La prise en compte d’un facteur d’ajustement permet de capter la capacité d’adaptation d’un secteur ou d’une entreprise. Ce facteur inclut la part d’augmentation des coûts que l'entreprise répercutera sur ses clients et peut être ajusté en fonction de la stratégie de transition de l'entreprise.

Le calcul du ratio de coûts carbone rapportés à l’EBITDA permet ainsi de mesurer l’impact financier sur la performance de l’entreprise si celle-ci n’est pas en mesure de réduire ses émissions de CO2 conformément aux objectifs d’un scénario de transition.

Figure 2 - Projection de l'EBITDA après taxation du CO2 avec divers facteurs d'ajustement

Les résultats sont ensuite utilisés différemment selon la nature de l’instrument :

 

  • Pour les actions, la conversion des coûts carbone en EBITDA nous permet de déterminer l’impact sur la valeur de l’entreprise, puis l’impact sur le rendement d’un investisseur financier qui achèterait aujourd’hui des actions.

Résultats Climwise – Comparaison sectorielle de l’impact sur les actions (ventilation par géographie, tous secteurs confondus)·

  • Pour les obligations, l’ajustement d’EBITDA est utilisé dans un modèle de Merton pour mesurer l’impact sur le spread de crédit (ou la probabilité de défaut). Le modèle ne fournit pas une valeur absolue précise de coût du crédit mais un spread shift au risque climatique qui est l’écart de spread de crédit (ou de probabilité de défaut) entre un scénario de transition et le scénario de référence retenu.

Figure 3 - Sensibilité des spreads

Nous voyons ici que certains secteurs (ex : eau et déchets) s’adaptent à l’issue de la première décade (adaptation du processus de production, atteinte des objectifs de réduction des émissions, etc.) et ainsi le risque de transition peut être concentré sur une période donnée.

 

Les principaux enseignements

 

Nos expériences et missions sur ces sujets nous ont permis de tirer différents enseignements.

Tout d’abord, certains secteurs sont plus sensibles que d’autres au risque de transition. Ainsi, les scenarios associés nécessitent davantage de précision pour un impact plus important sur le spread de crédit des entreprises. C’est le cas en particulier des secteurs liés à des biens de première nécessité pour lesquels l’adaptation semble inévitable (par le prix, le comportement des consommateurs, le processus de production, etc.) même s’ils sont fortement carbo-intensifs. La question est ici d’identifier les acteurs ayant les capacités financières et techniques à supporter un coût additionnel pendant une longue période.

Ensuite, la maturité des expositions en portefeuille se révèle en pratique assez courte (par exemple une duration de 3 à 5 ans sur un portefeuille obligataire) et ne permet pas de capter les effets du risque de transition qui interviennent à un horizon légèrement plus long. Cela nécessite parfois d’analyser l’émetteur et de faire abstraction de l’instrument en portefeuille.

Le cas spécifique des expositions sur des holdings nécessite également des analyses et des données complémentaires afin d’identifier les activités principales et la part d’émissions à considérer pour chacune. Cela peut également permettre d’identifier un bénéfice de diversification des activités de cette holding.

Enfin, il ne faut pas perdre de vue les nombreuses hypothèses utilisées et prendre avec recul les chiffres obtenus. L’intérêt porte surtout sur le classement des émetteurs les uns par rapport aux autres.

En conclusion

 

L’intégration de la dimension climatique aux mesures de risques habituelles a un impact significatif sur l’appréciation du risque et la sélection des entreprises à retenir dans le portefeuille de la société de gestion. Selon les scénarios de transition considérés, les coûts du carbone varient sensiblement et auront des répercussions sur le rendement comme le spread de crédit des entreprises. Notre modèle permet de quantifier ces impacts et de générer des résultats discriminants entre secteurs et/ou entre acteurs d’un même secteur.

1 Traduction Deloitte d’une citation de l’IPCC (Giec) – page 8 du FAQ Climate Change 2022 Impacts, Adaptation and Vulnerability
² Banque centrale européenne, Guide relatif aux risques liés au climat et à l’environnement, Novembre 2020
3 Cela permet également de calculer l’empreinte projetée selon l’approche PCAF (« Partnership for Carbon Accounting Financials », pour les actions et obligations)

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