Article co-rédigé avec Thomas Medori et Clément Limare
L’année 2022 a été particulièrement instable et marquée par de nombreux évènements affectant la production et la consommation d’électricité en Europe. Que ce soit à travers la crise ukrainienne, la reprise économique post-covid ou encore les tensions géopolitiques sur le gaz, l’incertitude a prédominé sur le marché européen. Faits récurrents depuis quelques années, les risques de coupure, de black-out, ou encore de recours brutal au charbon ont été au cœur de l’actualité. Quels bilans peut-on désormais tirer de l’année 2022 et de l’hiver 2022-2023 ? Quelles sont les perspectives pour l’Europe à court et long terme ?
Aujourd’hui très élevés, les prix du gaz ont démarré leur ascension à l’été 2021, à la suite de la volonté de la Russie de diminuer ses volumes exportés vers l’Europe1. En conséquence, le prix du gaz a dépassé celui du charbon2, et a entrainé un jeu de vases communicants partiel entre les consommations de charbon et de gaz.
La crise ukrainienne a fait planner le doute sur la capacité des pays européens à poursuivre leur transition énergétique, notamment dans un contexte de forte inflation affectant les ménages comme les entreprises. À l’inverse, ces derniers ont en majorité accéléré leur transition énergétique en réduisant leur dépendance au gaz russe, diminuant leur consommation de gaz, et en déployant à grande échelle les énergies renouvelables, avec en toile de fond une volonté réaffirmée de sortir du charbon3.
Ainsi, pour éviter à court terme un recours inévitable et massif au charbon à travers l’Europe, de nombreux appels à la sobriété énergétiques ont été lancés par divers acteurs en amont de l’hiver 2022-2023 : communications des gouvernements, appels joints d’EDF, Total et Engie en France afin de réduire « immédiatement » les consommations d’énergie, présageant des risques de pénuries énergétiques et de coupures.
Finalement, les risques de coupures sont restés faibles en France au cours de l’hiver, cela en partie grâce au charbon et au gaz. En prévision de l’hiver, de nombreux pays ont anticipé les tensions sur l’approvisionnement électrique et annoncé la possible réouverture ou utilisation prolongée de certaines centrales au charbon durant l’hiver pour palier une forte demande - y compris la France avec la centrale d’Emile Huchet.
Finalement, la consommation de charbon n’a augmenté que de 8 % par rapport à 2021, et celle de gaz de 0,8 %, notamment en raison de l’envolée des prix. À noter que, malgré des imports conséquents de charbon en Europe en 2022 (+51 %), les deux tiers de ce volume sont aujourd’hui stockés et n’ont donc pas été consommés4.
Si la centrale à charbon d’Emile Huchet a été redémarrée cet hiver, cet épiphénomène reste anecdotique tant la France a eu un impact plus large sur l’augmentation de la consommation de charbon en Europe. Pour la première fois depuis 19805, la France a été importatrice nette d’électricité, notamment auprès de l’Allemagne, de l’Espagne, de la Belgique et du Royaume-Uni. L’Espagne et l’Allemagne ont toutes deux augmenté leur consommation de charbon de respectivement 3 TWh et 17 TWh au cours de l’année 2022. Sans les importations électriques de la France, il est estimé que l’Espagne n’aurait probablement pas accru sa consommation de charbon, preuve des tensions sur l’approvisionnement électrique français.
Les énergies bas-carbone ont vu s’opposer deux tendances. On a d’abord pu constater une forte baisse de la production d’électricité d’origine hydraulique et nucléaire, de 185 TWh en cumulé en comparaison de 2021 (l’équivalent de 7 % de l’électricité générée en Europe en 2022). La plus forte sécheresse de ces 500 dernières années en Europe a restreint la production hydraulique à son niveau le plus bas au 21e siècle (-19 % comparé à 20216). L’Italie et la France ont été durement touchées à travers le massif alpin, et il en est de même pour l’Espagne avec la région ibérique.
À cela est venu s’ajouter une forte diminution de la production nucléaire (-119 TWh comparé à 2021), du fait de deux effets combinés : une partie du parc nucléaire français a fait face au problème de corrosion sous contrainte, nécessitant des arrêts prolongés de réacteurs, et l’Allemagne a continué de fermer ses centrales, en accord avec sa stratégie de sortie progressive du nucléaire (-47 % par rapport à la production nationale en 2021, soit 33 TWh).
Cette baisse extraordinaire a été partiellement compensée par une hausse sans précédent de la production solaire et éolienne (+39 TWh et +33 TWh respectivement) qui ont assuré 22 % de la production d’électricité au sein de l’UE en 2022. L’année 2022 a connu la plus forte augmentation de la production d’électricité solaire en Europe : +39 TWh, soit une croissance de 24 % par rapport à 2021. Cela fait écho à la croissance de 25 % du nombre de nouvelles installations, visible à travers de nombreux pays en Europe – 20 pays ont établi un record national de production d’électricité solaire.
L’énergie solaire s’est particulièrement démarquée durant l’été 2022, au moment même où la sécheresse affectait fortement la production hydraulique et dans une moindre mesure la production des centrales nucléaires – notamment du fait des contrainte sur les températures de rejet de l’eau7.
À l’échelle de l’UE, lors du dernier trimestre de l’année 2022, la demande en électricité a baissé dans des proportions similaires à celles du confinement lié au Covid (-8,5 % en comparaison à la même période en 2021). Cette baisse contrainte et non maîtrisée de la demande a entraîné une chute des consommations de charbon et de gaz (-25 % et -23 % respectivement en octobre et novembre 2022), et un prolongement de cette tendance est attendu pour 2023.
La douceur de l’hiver a joué un rôle clé dans la diminution de la demande à travers l’Europe. Les températures moyennes ont par exemple été supérieures de 1,9°C, 0,8°C et 0,9°C en octobre, novembre et décembre 2022 par rapport à ces mêmes mois en 2021.
Cette crise énergétique sans précédent a forcé les acteurs à revoir leur consommation d’énergie à la baisse. Dans certains cas sans conséquences particulières, cela est particulièrement vrai pour les entreprises de service qui ont surtout joué sur les températures de consigne et qui ont été touchées de manière assez marginale. Au contraire des entreprises industrielles comme BASF, Volkswagen ou encore Safran qui ont fortement réduit leur production et menacé de couper leurs investissements en Europe en raison des prix de l’énergie8.
Finalement, la crise énergétique a accéléré l’électrification, avec par exemple un doublement des ventes de pompes à chaleur en Pologne, en Italie et aux Pays-Bas sur le premier semestre 2022.
Au sein de l’UE, la France a enregistré la plus forte réduction absolue de la demande, avec une baisse de 22 TWh (-4,3 %) sur l’année 2022, soit 28 % de la baisse totale de la demande, alors qu’elle ne représente que 17 % de la consommation totale de l’UE9.
Avec les nombreux facteurs d’incertitude à l’approche de l’hiver 2022-2023, RTE, le gestionnaire du réseau haute tension en France, avait étudié 16 scénarios prévisionnels et a mis en place le dispositif d’alerte EcoWatt afin de prévenir les consommateurs en cas de tension et risque de coupures. Le nombre d’alertes prévisionnel variait de 0 pour les scénarios optimistes à 28 pour les moins favorables. Finalement, le dispositif EcoWatt n’a pas généré d’alerte. En effet, par la baisse et le décalage de la consommation, RTE estime que 7 signaux « orange » et 2 alertes « rouge » ont pu être évités cet hiver, preuve de l’efficacité des dispositifs mis en place et de l’effort global de réduction de la consommation. La consommation électrique des Français a ainsi baissé de 9 % selon les estimations de RTE, en comparaison à la moyenne avant Covid, grâce aux effets « hors météo » : effets économiques, comportements citoyens ou encore plan de sobriété. La diminution de la consommation a concerné à la fois l’industrie avec un effort constant durant l’hiver, et le tertiaire et le résidentiel avec un effort plus marqué durant les semaines plus froides.
Preuve des actions consenties par les organisations françaises, 90 % des entreprises répondantes de l’AFEP (Association française des entreprises privées) ont indiqué avoir renforcé ou mis en place des mesures d’économies d’énergie à la suite de la présentation du plan de sobriété par la Première ministre Elisabeth Borne.
Si la cause première de la baisse de la demande concerne la douceur des températures hivernales, la hausse brutale des prix du gaz, et par extension de l’électricité, a également joué un rôle prépondérant, en particulier pour les industries électro-intensives. Cette augmentation des prix a commencé bien avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, dès l’été 202110. Les raisons de cette première montée des prix s’expliquent par le rebond économique post crise sanitaire, la volatilité des flux de gaz russe puisque la Russie avait déjà commencé à réduire les volumes de gaz livrés aux européens et à la vague de froid en novembre 2021. En parallèle, le prix du gaz étant en partie indexé sur le cours du pétrole, la hausse du prix de ce dernier a également contribué à alimenter la hausse du prix du gaz. La situation s’est ensuite stabilisée courant 2022 pour deux raisons principales : l’afflux de livraisons de gaz naturel liquéfié (GNL11) en remplacement du gaz russe à la suite de l’invasion de l’Ukraine et du recul de la demande grâce aux températures plus élevées. Finalement, la situation énergétique s’est dégradée du fait du problème de corrosion sous contrainte des centrales nucléaires françaises (détecté en décembre 2021 mais dont les effets se sont surtout fait sentir sur l’hiver 2022), de la production hydraulique limitée en Europe et des craintes d’interruption de Nord Stream 112, le gazoduc reliant la Russie à l'Allemagne par la mer Baltique. La hausse des températures, les stocks élevés de gaz grâce à la livraison abondante de GNL et l’amélioration des stocks hydrauliques ont contribué à faire redescendre les prix fin 2022. Si les prix spot13 actuels, autour de 100 €/MWh, sont à des niveaux bien moins élevés que les pics récents à plus de 350 €/MWh (atteints en décembre 2021, février 2022, décembre 2022) ou 612 €/MWh (septembre 2022), ils restent encore deux fois plus élevés que la situation pré-covid (~50 €/MWh en France).14
Finalement, ces prix élevés, couplés à des actions de sobriété choisie, ont contribué à réduire la consommation en Europe, avec un effet particulièrement marqué en France. Cette diminution concerna aussi bien l’industrie que les bureaux et les logements. En plus des prix élevés, la pression inflationniste sur les matières premières a induit une diminution contrainte de la production, notamment au travers des optimisations voire des arrêts de chaîne de production dans le secteur industriel avec des conséquences négatives sur l’emploi. En parallèle, des campagnes de sensibilisation sur les économies d’énergie et appels à la sobriété ont contribué à réduire la consommation d’électricité.
Les sources de production sont encore affectées par des aléas similaires à ceux de l’hiver dernier. Le parc nucléaire continue à être touché par le phénomène de corrosion sous contrainte avec tous les réacteurs du palier P4 (1300 MWe) qui feront l’objet de travaux de réparation en 2023. L’EPR de Flamanville ne sera mis en service qu’en 2024 et ne permettra donc pas à EDF de retrouver une production nucléaire à des niveaux d’avant-crise.
Les faibles niveaux de précipitation durant l’hiver 2022-2023 entrainent déjà des tensions sur la ressource en eau pour l’agriculture et pourraient conduire à une faible production hydraulique lors de l’hiver 2023-2024, période lors de laquelle la production hydro-électrique est fortement sollicitée pour équilibrer le réseau.
Les énergies renouvelables devraient comme l’année dernière participer à la sécurité d’approvisionnement du réseau électrique grâce aux nouvelles capacités installées. Deux parcs éoliens en mer devraient voir le jour et apporter environ 1 GW supplémentaire sur le réseau, à mettre au regard des 5 GW installés l’année dernière pour l’ensemble des énergies renouvelables.
Compte tenu de ces éléments, il convient de souligner que, à date, l’hiver 2023-2024 apparaît comme moins risqué que le précédent sur le plan électrique. Même si un retour à la normale n’est pas encore d’actualité, la phase la plus aiguë de la crise énergétique pourrait être derrière nous.
La moindre consommation de l'hiver dernier a permis de limiter la consommation de gaz et de maintenir les stocks à un niveau élevé. Pour autant, l’Europe continue de consommer et d’acheter du GNL et les prévisions sont fortement haussières pour les prochaines années. Cette substitution du gaz russe par du GNL américain et qatari n’est pas sans conséquences. En effet, les pays qui achetaient préalablement ce GNL, principalement ceux en voie de développement, font face à une pénurie d’énergie faute de moyens de substitution. Par ailleurs, parce les prix ont explosé, ces derniers n’ont pas les mêmes moyens que les pays occidentaux pour subvenir à leurs besoins énergétiques et sont donc contraints de réduire leur consommation.
Le Pakistan, dont la 1re source de production d’électricité est le gaz naturel, est l’un des pays les plus touchés par ce phénomène. À titre d’exemple, ce pays subit des coupures d’électricité régulières qui limitent l’usage de climatisation, notamment lors des pics de chaleur à plus de 40°C, avec des conséquences mortelles pour la population. Afin de maîtriser la demande en énergie le gouvernement a décidé de réduire la semaine des travailleurs de six à cinq jours. En parallèle, des activités essentielles pour l’économie du pays comme les usines textiles ou la production d’engrais ont été paralysées par la hausse des coûts de l’énergie ce qui alimente la colère sociale des travailleurs.
Lors du prochain hiver, les pays européens devraient de nouveau acheter une part significative des volumes de GNL et accroitre la précarité énergétique des pays en développement.
La crise énergétique a mis en lumière les limites du marché européen de l’électricité, dont en particulier l’absence de signaux de long terme qui limitent les investissements, l’exposition des consommateurs finaux à la volatilité des prix et notamment des énergies fossiles15. En parallèle, cette crise a aussi révélé les forces du marché européen grâce aux contrats de long terme des énergies renouvelables ou encore au marché de capacité. Les interconnections qui optimisent le coût d’équilibrage du réseau à chaque instant ont également démontré leur efficacité au pic de la crise énergétique.
Toutes choses égales par ailleurs, la suppression du marché européen de l’électricité entraînerait des conséquences délétères sur l’équilibrage des réseaux et les prix de marchés. Pour autant, les limites très concrètes que la crise a mises en avant doivent pousser les pays européens à engager un dialogue sur une réforme du marché pour renforcer sa résilience.
Le pic de la crise étant derrière nous, il est temps désormais d’en tirer les leçons, en particulier sur les aspects de résilience et d’indépendance.
Le premier enseignement concerne la résilience grâce la solidarité du réseau électrique européen qui a permis de renforcer l'approvisionnement électrique des pays les plus impactés. Le mix électrique diversifié des pays européens a aussi permis de gérer la crise de façon relativement efficace, même s’il reste dommageable que les énergies fossiles constituent encore un socle trop important de la production électrique européenne.
Le second aborde l’indépendance puisque la crise aurait été moins forte si l’UE avait davantage diversifié ses fournisseurs de gaz, et de manière générale réduit sa dépendance aux énergies fossiles. Ceci alors même que la prépondérance de la Russie dans l’approvisionnement gazier européen aurait pu être identifiée comme à risque depuis des années16, et aurait pu entrainer un changement de cap.
Les contours du système énergétique européen de demain ne sont pas encore définis, mais il apparaît désormais évident que la crise a agi comme un catalyseur et que de nombreuses modifications devraient voir le jour ces prochaines années, dont en particulier :