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Construire, construire, construire? La question du demi-million de travailleurs

Auteurs : Trevin Stratton, Alicia Macdonald et Theo Argitis

Une nouvelle ère de « construction » s’ouvre officiellement au Canada.

En septembre, le premier ministre Mark Carney a annoncé le lancement de cinq projets phares qui feront l’objet d’un examen par le nouveau Bureau des grands projets, et a indiqué que d’autres projets seront lancés dans les semaines à venir, lesquels seront, selon lui, essentiels à la transformation de l’économie nationale. Il a également dévoilé la première phase du programme Maisons Canada, qui prévoit la construction de 4 000 unités sur des terres fédérales, comme première étape de son engagement à doubler la construction individuelle.

C’est une vision radicale, une vision que M. Carney a identfiée avec un slogan simple : « Construire, construire, construire ». Le gouvernement fédéral ne signale rien de moins qu’un changement majeur dans le secteur de la construction publique et privée. Pourtant, sans une stratégie pour mobiliser et former suffisamment de travailleurs qualifiés, ces ambitions risquent d’être freinées par les limites en main-d’œuvre dans le secteur de la construction au Canada. Malgré toute l’attention portée aux obstacles réglementaires, aux outils de financement et aux approbations accélérées, le véritable test de ce programme sera lié aux ressources humaines.

Dans la présente analyse du Centre pour l’avenir du Canada, nous mesurons cette contrainte. Nous indiquons le nombre de travailleurs supplémentaires qui seraient nécessaires sur les chantiers chaque année de 2026 à 2030 pour atteindre les objectifs d’Ottawa en matière de logement et d’infrastructure. L’objectif est de mesurer l’ampleur du problème associé au nombre de travailleurs au Canada et de déterminer l’écart potentiel entre l’ambition et l’exécution : jusqu’où peut-on étirer la capacité actuelle avant que les échéanciers et les budgets ne puissent plus être respectés?

Nous avons vu à quoi cela ressemble concrètement. Pendant la « tempête parfaite » en Colombie-Britannique en 2022-2023, quatre mégaprojets – Coastal GasLink, l’agrandissement du réseau de Trans Mountain, LNG Canada et le Site C – ont tous atteint leur pic de demande en main-d’œuvre en même temps. Il en a fallu une multitude d’appels d’offres pour les électriciens, les soudeurs, les opérateurs de grues et les équipes de bétonnage, des retards sur le calendrier et une escalade des coûts.

Le même phénomène s’est produit pendant l’expansion frénétique du secteur des sables bitumineux au cours de la première décennie et demie des années 2000, malgré l’afflux de travailleurs de la région de l’Atlantique en Alberta. Si la vision ambitieuse en matière de construction se concrétise, le marché national de l’emploi pourrait commencer à ressembler beaucoup à ceux de la Colombie-Britannique et de l’Alberta lorsque les demandes en main-d’œuvre ont atteint leur pic en même temps ce n’était pas l’insuffisance des fonds ou l’absence de projets qui freinaient l’activité, mais bien le manque de travailleurs disponibles.

Remplacez Kitimat et Fort McMurray par n’importe quelle région du pays et vous avez un portrait de ce que pourrait être la situation à court terme au Canada, mais cette fois sans la disponibilité de travailleurs excédentaires incapables de trouver un emploi à proximité de leur domicile et prêts à déménager ou à se rendre dans d’autres régions pour travailler sur des projets d’envergure. L’expansion de la main-d’œuvre requise est de l’ordre de centaines de milliers.

Trois volets
La modélisation de Deloitte évalue les besoins en effectifs supplémentaires découlant de trois grands volets de demande qui ressortent du programme fédéral. Premièrement, doubler les mises en chantier de logements. Deuxièmement, augmenter les dépenses d’infrastructure publique par rapport aux niveaux actuels afin d’encourager la réalisation d’un plus grand nombre de projets d’édification de la nation. Troisièmement, débloquer 500 milliards de dollars supplémentaires d’investissements privés, tel que promis dans le programme du Parti libéral.

D’abord, le logement. Le fait de doubler le nombre de constructions de nouvelles résidences se traduirait par une augmentation dans les six chiffres du nombre de travailleurs de la construction d’ici 2030. Dans l’hypothèse d’une productivité constante, nous estimons que le nombre de travailleurs supplémentaires nécessaires uniquement pour le secteur de l’habitation passerait d’environ 58 000 en 2026 à environ 290 000 d’ici 2030. Si la productivité du secteur de la construction s’améliore de 10 % , le nombre de travailleurs requis en 2030 se situerait autour de 264 000. Pour mettre ces chiffres en perspective, le plan en matière de logements pourrait à lui seul nécessiter plus de travailleurs que l’ensemble de la main-d’œuvre disponible dans le secteur de la construction de l’Alberta, et ce, d’ici la fin de la décennie.

Le deuxième volet du programme, soit les dépenses d’infrastructure publique, est une autre source potentielle de pression. En ce moment, les dépenses d’infrastructure publique en proportion du PIB se situent près de leur moyenne à long terme, soit environ 3,9 % de l’économie. Selon nos calculs, le fait de maintenir l’investissement public à son niveau actuel implique un ajout relativement modeste d’environ 22 000 travailleurs supplémentaires d’ici 2030. Mais il est raisonnable de conclure qu’Ottawa tentera d’accroître ce niveau.

Si la part de l’investissement public revenait aux niveaux antérieurs les plus élevés (environ 5,1 % de l’économie), le nombre de travailleurs supplémentaires requis serait d’environ 87 000 d’ici 2030. Un scénario à mi-chemin entre les niveaux actuels et les pics antérieurs porte le total de nouvelles demandes de travailleurs à environ 54 000. Bien que ces chiffres soient inférieurs à ceux de la main-d’œuvre requise pour les logements neufs, ils s’y ajoutent et ils concernent dans une large mesure les mêmes métiers.

L’investissement privé est le troisième volet du programme qui serait une autre source de demande supplémentaire en travailleurs de la construction. Le gouvernement de Mark Carney s’est fixé un objectif quinquennal de « stimuler » des dépenses d’immobilisations supplémentaires de l’ordre de 500 milliards de dollars, soit environ 100 milliards de dollars par année. Cela représenterait une augmentation soudaine des investissements des entreprises de près de 20 %. Notre modèle indique qu’environ 140 000 travailleurs supplémentaires seront nécessaires d’ici 2030 dans un contexte de productivité stagnante si cet investissement devait se produire. Un gain de productivité ambitieux de 10 % permettrait d’alléger la pression, mais réduirait de peu le nombre de travailleurs supplémentaires requis, qui serait d’environ 128 000 travailleurs d’ici 2030.

En additionnant tous les éléments des trois sources de demandes, Deloitte estime que les besoins en main-d’œuvre pour 2030 se chiffreront à environ 410 000 à 520 000 travailleurs, selon la combinaison d’hypothèses concernant les ambitions et la productivité. La main-d’œuvre du secteur de la construction au Canada s’élevait à environ 1,7 million de travailleurs en août. Les besoins en main-d’œuvre supplémentaire équivaudraient à une augmentation d’un tiers de l’effectif actuel sur une période de cinq ans, un taux de croissance jamais vu depuis les années de boom économique qui ont précédé la crise financière mondiale.

Il semble que nous préparions le terrain pour une nouvelle tempête parfaite, cette fois à l’échelle nationale, qui verrait les gouvernements, les entreprises et les promoteurs immobiliers se disputer simultanément le même bassin de travailleurs qualifiés.

Et ce sont des besoins nets. Ils ne tiennent pas compte du fait qu’une importante cohorte de gens de métier expérimentés est sur le point de partir à la retraite.

Selon les prévisions nationales de ConstruForce Canada pour 2025-2034, plus de 270 000 travailleurs de la construction, soit environ 15 % de l’effectif de 2024, prendront leur retraite d’ici 2034. Ce qui signifie que dans les 10 prochaines années, le total des besoins en recrutement brut pourrait augmenter bien au-dessus de 800 000 travailleurs si l’on combine la nouvelle demande induite par les politiques avec les départs à la retraite et la croissance habituelle du secteur de la construction.

De surcroît, ces chiffres ne tiennent pas compte non plus des autres difficultés auxquelles les constructeurs devront faire face dans les années à venir, comme l’inadéquation géographique inévitable de la demande, les problèmes relatifs au séquencement des projets et les obstacles et les retards dans l’inscription de dizaines de milliers de travailleurs aux programmes de formation.

Revenons aux principaux points. Les freins à la réalisation des ambitions du Canada en matière de construction ne se limitent pas à la réglementation ou à l’argent. La main-d’œuvre – et en très grand nombre – en est aussi un. Il est assez clair qu’il n’y aura pas d’expansion réussie des plans nationaux de construction sans une stratégie parallèle en matière de ressources humaines.

Plan en matière de ressources humaines
À quoi pourrait ressembler cette stratégie?

Premièrement, aucun acteur ne peut résoudre ce problème seul. Il faudra un effort coordonné et soutenu de la part des gouvernements fédéral et provinciaux, des employeurs et des responsables de projet, des collèges et des fournisseurs de formation ainsi que des responsables de l’apprentissage et des syndicats (et, selon l’emplacement des projets, des partenaires autochtones).

À l’échelle nationale, l’industrie et les gouvernements devront exploiter le bassin de travailleurs existants plus judicieusement et cibler les futurs nouveaux arrivants, compte tenu surtout de la baisse prévue de l’accueil global d’immigrants au cours des prochaines années.

Par exemple, il est possible d’élargir le bassin en encourageant les femmes et d’autres groupes sous-représentés, y compris les Canadiens racialisés et les jeunes, à entreprendre une carrière dans les métiers. Les femmes ne représentent qu’environ 13 % de la main-d’œuvre dans le secteur de la construction. La stratégie devrait être explicitement inclusive et axée sur le recyclage professionnel afin que les travailleurs issus de secteurs en faible croissance de l’économie puissent passer plus facilement à des apprentissages rémunérés sans écarts de revenus sur de longues périodes. Pour soutenir cet effort, l’industrie et le gouvernement devraient également bien réfléchir à la façon de redéfinir le travail afin d’améliorer les conditions qui permettent d’élargir le bassin de candidats et d’améliorer la rétention. Il pourrait s’agir notamment d’offrir davantage de quarts de travail permettant la conciliation travail-famille et des chantiers plus sécuritaires.

Par ailleurs, le système d’immigration du Canada devra modifier la composition pour qu’elle reflète mieux les métiers dans les nouveaux niveaux de planification actuels. En d’autres termes, le gouvernement fédéral devra augmenter la part d’admissions pour les candidats qui possèdent déjà des compétences dans les métiers de la construction. Il existe le programme Entrée express et le Programme des candidats des provinces, mais l’ampleur du défi exige un rééquilibrage de la sélection vers les emplois prioritaires.

Une autre tâche importante pour les décideurs politiques, en particulier dans les capitales provinciales, est la nécessité de résoudre les goulots d’étranglement dans la reconnaissance des titres de compétences. L’objectif devrait être de permettre aux travailleurs qualifiés nouvellement arrivés d’accéder à un emploi dans les semaines – et non dans les années – suivant leur arrivée. Il devrait s’agir d’une priorité de la politique du gouvernement prônant « 1 seule économie au lieu de 13 ».

Ensuite, il y a la collaboration essentielle entre les employeurs et les gouvernements. Cela signifie s’assurer que les politiques s’alignent sur la capacité réelle d’embauche et de formation. Par exemple, le recrutement ne suffira pas à lui seul si les employeurs n’affichent pas leur volonté d’emmener des apprentis sur les chantiers. La formation des nouveaux arrivants est coûteuse et réduit la productivité à court terme, surtout dans un secteur où l’attrition est élevée. Une stratégie de main-d’œuvre sérieuse pourrait inclure des incitations ciblées pour aider à couvrir certains coûts initiaux et encourager les constructeurs à accepter plus d’apprentis, tout en accordant la plus haute importance à la sécurité.

La situation politique actuelle de coopération pourrait offrir une fenêtre utile pour accroître la mobilité de la main-d’œuvre grâce à une plus grande reconnaissance des compétences à l’échelle nationale ainsi qu’à une volonté accrue de collaborer entre les gouvernements.

Il s’agit d’un aspect crucial parce que l’histoire montre que lorsque les mégaprojets se chevauchent, un manque de coordination est un facteur majeur d’échec. Une initiative d’expansion nationale ne peut permettre à plusieurs régions de créer des « tempêtes parfaites » localisées. Le gouvernement fédéral est dans une position unique pour agir à titre de coordonnateur du système, avec le soutien des provinces. Par exemple, le nouveau Bureau des grands projets pourrait être chargé de séquencer et de coordonner les échéanciers pour les projets d’infrastructure importants afin que l’industrie puisse mieux prévoir la demande en main-d’œuvre, aplanir les pics de demande et éviter les hausses de salaire et les pénuries.

Lorsque la collaboration existe, les entreprises sont mieux en mesure de tirer parti d’efficiences sur le marché de l’emploi. C’est le cas d’Ontario Power Generation et de Bruce Power qui ont maximisé leur rentabilité en partageant les ressources et l’équipement dans leurs projets de remise à neuf de la centrale nucléaire.

Mais surtout, il est nécessaire d’augmenter la productivité. Au cours des 10 dernières années, la production par travailleur a diminué de 7 % dans l’industrie de la construction. Bien qu’il s’agisse d’un phénomène complexe, les constructeurs devront appliquer la technologie et de meilleurs processus afin de construire davantage en utilisant la main-d’œuvre à leur disposition, par nécessité. Les gouvernements peuvent aider à ce chapitre, par exemple, en soutenant l’adaptation technologique des constructeurs, alors que les grandes entreprises sont plus enclines à investir dans les nouvelles technologies.

Les décideurs peuvent également réduire les barrières réglementaires et utiliser le système fiscal pour encourager les investissements dans la robotique, la construction modulaire et la préfabrication. Notre analyse montre qu’un gain de productivité de 10 % pourrait à lui seul réduire les besoins en main-d’œuvre d’environ 50 000 travailleurs d’ici 2030.

Beaucoup d’idées circulent, et de nombreuses occasions se présentent. Mais il faut d’abord reconnaître que la contrainte déterminante de la prochaine décennie ne sera pas un manque de projets, mais bien une pénurie de personnes pour les réaliser. À moins que le Canada n’élabore une stratégie de travail parallèle, le programme d’édification de la nation du Canada demeurera plus une vision qu’une réalité.

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