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Interview avec Barbara Lambert

Membre du conseil d’administration d’UBS Suisse, de SYNLAB, d’Implenia et de Deutsche Börse

La gestion des développements géopolitiques dans différents secteurs

Barbara Lambert

Membre du conseil d’administration d’UBS Suisse, de SYNLAB, d’Implenia et de Deutsche Börse

Après un apprentissage dans le secteur bancaire en Allemagne, Barbara Lambert a étudié l’économie d’entreprise à l’Univer sité de Genève. Elle a consacré 20 ans de sa carrière à Arthur Andersen/ Ernst&Young, Suisse, pour finir en tant qu’associée responsable dans un cabinet d’audit. De 2008 à 2018, elle a dirigé le département d’audit interne du groupe Pictet et a été membre de la direction en tant que Group Chief Risk Officer. Depuis 2018, elle est administratrice et membre du conseil de surveillance, présidente de comités d’audit et membre de comités de risque, ainsi que consultante indépendante. Parmi ses mandats actuels figurent les sociétés Deutsche Börse AG, Implenia AG, SYNLAB AG et UBS Suisse SA ainsi que le conseil consultatif de la Geneva School of Economics and Management.

swissVR Monitor : Vous êtes membre de conseils d’administration dans des entreprises de différents secteurs. Selon vous, quelles sont les différences en termes de risques géopolitiques entre tous ces secteurs ?

Barbara Lambert :­Tous ­les ­secteurs ­sont­ concernés.­L’impact­ et­ la ­sévérité des risques géopolitiques varient toutefois d’un secteur à l’autre. Les goulots d’étranglement de la chaîne d’approvisionnement et les augmentations des­ prix­ des ­matériaux­ n’ont­ pas ­la­ même­ signification ­dans­ le­ secteur­ de la construction que dans les entreprises de services. À l’inverse, la mise en œuvre ­des­ mesures ­de­ sanction­ très­ complexes dans ­le­ secteur ­financier­ représente­ un­ défi ­bien ­plus­ grand­ que pour ­les ­entreprises­ actives ­dans ­le­ B2C.­ De plus, ces risques peuvent avoir un impact partiellement positif pour les uns ­(hausse­ des­ taux­ d’intérêt­ dans ­le­ secteur ­financier,­ augmentation ­de ­la volatilité et des transactions boursières) et négatif pour les autres (augmentation­ des ­coûts­ de­ refinancement).­

 

swissVR Monitor : Dans quelle mesure l’analyse des risques géopolitiques doit-elle être complète ?

Barbara Lambert : Les conseils d’administration devraient s’intéresser à tous les impacts, car il ne s’agit pas seulement de comprendre quels pourraient être les impacts directs et immédiats sur l’entreprise en question, mais il s’agit aussi d’appréhender ce que l’on appelle les « second order impacts », les conséquences indirectes et possibles à plus long terme (par exemple, les risques pour les PME/fournisseurs, la viabilité du crédit, la fiscalité) dont il faut tenir compte. De plus, il ne s’agit pas seulement de conséquences financières telles que la baisse du chiffre d’affaires, l’effondrement des marges, les problèmes liés aux taux de change, la dépréciation de l’écart d’acquisition, l’augmentation des coûts, mais il existe aussi des risques opérationnels qui touchent tous les secteurs avec une intensité différente, comme l’augmentation rapide des cyber-risques, la hausse de l’inflation, la pénurie d’énergie et les risques de réputation.

 

swissVR Monitor : Les risques géopolitiques peuvent-ils être considérés de manière isolée ?

Barbara Lambert : ­Non. En plus des risques géopolitiques, il faut continuer à se préoccuper des conséquences de la crise de Covid-19 qui perdurent ainsi que de la pénurie de travail et de main d’œuvre qualifiée et de la possibilité d’une augmentation des troubles sociaux en raison de la pénurie alimentaire. Il en résulte un cocktail toxique de grandes incertitudes dont l’ampleur et l’évolution dans le temps sont difficiles à estimer. Allons-nous vers une récession-de quelques mois ou pourrait-elle durer plusieurs années ? Les entreprises devraient ainsi développer deux ou trois scénarios futurs et préparer des mesures à court terme, rapides à mettre en place et qui vont au-delà d’un plan d’urgence normal. Il s’agit d’anticiper pour se préparer au pire, sans délaisser la planification stratégique et son adaptation. Il est également important de garantir une communication régulière et transparente avec les clients et les collaborateurs en ces temps particuliers afin de présenter des perspectives, de maintenir la confiance et de transmettre une certaine assurance.

 

swissVR Monitor : S’agissant des opportunités qui émergent potentiellement de l’évolution de la situation géopolitique, quelles sont, selon vous, les différences entre les secteurs ?

Barbara Lambert : Étant donné que les évolutions de nature géopolitique exercent généralement une influence globale dans notre monde toujours très interconnecté, les opportunités sont en fait présentes dans tous les secteurs. Les différences proviennent plutôt de la maturité du secteur, de l’expérience internationale déjà acquise et, bien sûr, des possibilités d’investissement et de financement. De nature optimiste réaliste, je suis fermement convaincue que chaque crise offre une opportunité pour renforcer la résistance opérationnelle d’une entreprise ou accélérer la prise de décisions difficiles, et qu’elle peut également encourager l’innovation et la créativité. Nous venons tout juste de le voir : avec la pandémie de Covid-19, la digitalisations’ est accélérée au sein des entreprises.

 

swissVR Monitor : Concrètement, quelles sont, selon vous, ces opportunités ?

Barbara Lambert : La crise géopolitique actuelle est une occasion unique pour les entreprises de revoir leur modèle et leur orientation stratégique, notamment leur présence sur le marché (retrait de certains marchés/entrée ou concentration sur de nouveaux marchés), leur réseau de fournisseurs, le placement alternatif des achats/la planification des stocks, l’amélioration de l’efficacité par l’optimisation des processus opérationnels, la révision de l’offre de produits/services, la révision des contrats, la stratégie out/near/off-shoring, l’utilisation de l’énergie, les opportunités d’opérations de fusions-acquisitions et les joint-ventures, pour ne citer que quelques exemples.

 

swissVR Monitor : Quels outils ou quelles mesures recommandez-vous aux conseils d’administration pour identifier et évaluer les développements géopolitiques ?

Barbara Lambert : Il est encore assez rare qu’un membre de conseil d’administration dispose d’une expertise géopolitique. Il est donc nécessaire de faire appel à des conseillers externes et spécialisés (par exemple, des sociétés de conseil internationales spécialisées, des écoles de commerce internationales), et ce, également dans le cadre de la formation continue du conseil d’administration, par exemple à l’occasion de l’atelier stratégique annuel avec la direction. Le Global Risk Report du World Economic Forum, complété par des publications de grandes sociétés d’audit/de conseil ainsi que des rapports spécifiques de fournisseurs de services intelligents et d’analystes, constituent par ailleurs une base supplémentaire pour une discussion ouverte sur les risques et les opportunités de ces évolutions au sein du conseil d’administration. Des échanges réguliers avec des associations professionnelles et par secteur, des organisations internationales, des gouvernements et des autorités ainsi que des pairs peuvent également être utiles. Avec la rapidité, l’imprévisibilité et l’ampleur des conséquences des évolutions géopolitiques, qui ne diminueront pas dans les années à venir, il est nécessaire que le conseil d’administration prenne des décisions tactiques et stratégiques de grande envergure. Le conseil d’administration d’aujourd’hui doit gagner en agilité. La nécessité de prendre en compte les risques géopolitiques deviendra la norme à l’avenir et un point standard de l’ordre du jour des réunions du conseil d’administration.

 

swissVR Monitor : Quel rôle joue la collaboration entre le conseil d’administration et le Chief Risk Officer dans ce contexte ?

Barbara Lambert : Le conseil d’administration doit ici jouer un rôle important de surveillance, mais aussi de soutien. Il faut s’assurer que les risques géopolitiques, mais aussi les opportunités, soient désormais inclus dans le cadre de la gestion des risques (identification, évaluation, quantification selon la probabilité et l’impact, adéquation des systèmes d’information) et dans les rapports réguliers. Les scénarios et les hypothèses doivent être remis en question pour élaborer une base solide de décision. Le CA et/ou les présidents des comités d’audit/de risque devraient avoir des échanges réguliers avec le Chief Risk Officer (au moins une fois par trimestre, davantage en période de crise), notamment pour partager leur point de vue sur les meilleures pratiques d’autres secteurs ou dans le cadre de tables rondes. En raison de la rapidité et de l’imprévisibilité des évolutions géopolitiques, qui exigent une capacité d’adaptation nettement plus importante de la part des entreprises, il incombe au CA de donner le ton au sommet en promouvant une culture de la gestion du changement et en renforçant la culture du risque.

 

swissVR Monitor : Le conseil d’administration a-t-il besoin d’un membre doté d’une expérience/compétence avérée en matière de gestion des risques ?

Barbara Lambert : La surveillance de la gestion des risques fait en effet explicitement partie des tâches du conseil d’administration depuis plusieurs années. Certes, le niveau d’expérience et de compétence avéré en matière de gestion des risques d’un ou de plusieurs membres du CA dépend quelque peu du secteur ainsi que de la taille et de la complexité de l’entreprise, mais dans le domaine financier, il s’agit bien entendu d’un « must » absolu. Cependant, chaque membre du CA doit avoir une forte sensibilité aux risques et tout le CA, collectivement en tant que groupe, doit comprendre les risques internes et externes auxquels l’entreprise est confrontée. Et ce, pas seulement de façon ponctuelle mais aussi pour l’avenir.

 

swissVR Monitor : Faut-il repenser la compréhension de la gestion des risques ?

Barbara Lambert :­ À mon avis, un conseil d’administration ne peut pas remplir son rôle et assumer ses responsabilités vis-à-vis des différentes parties prenantes s’il n’identifie pas et n’analyse pas les risques et les opportunités à un stade précoce et s’il n’intègre pas les évaluations des risques dans ses décisions stratégiques. Mais pour cela, il faut avoir une compréhension suffisante de l’environnement des risques, de la gestion des risques d’une entreprise, de sa maturité ainsi que de la fiabilité et de la qualité d’un reporting opportun. Le conseil d’administration doit discuter ouvertement de l’appétence pour le risque et de la capacité de l’entreprise à prendre des risques, en y associant bien sûr la direction.

 

swissVR Monitor : Dans quelle mesure la diversité peut-elle améliorer les performances du conseil d’administration ?

Barbara Lambert : La diversité au sein du conseil d’administration doit également se refléter dans les profils de compétences des membres du conseil d’administration et c’est pourquoi un large éventail de compétences doit être représenté comme les connaissances du secteur, les connaissances dans les domaines du risque et de la conformité, en droit international et en fiscalité, en sécurité informatique et en digitalisation ou, depuis peu, dans les domaines ESG et géopolitique. C’est d’autant plus important en temps de crise et nous vivons actuellement une crise d’une ampleur insoupçonnée, avec des défis stratégiques très importants pour chaque entreprise et son conseil d’administration.