Point de vue

Une autre histoire des scénarios macro dans le contexte Covid

Dans la perspective de l’arrêté comptable de juin 2020, les banques vont devoir former leurs hypothèses de scénarios macro-économiques pour le calcul des provisions IFRS 9 et l’intégration du composant « forward looking ».

Cet exercice, d’ordinaire déjà délicat, prend une tout autre ampleur dans le contexte de la crise du Covid-19 que nous connaissons actuellement. Le caractère inédit de cette crise « pandemico-économique » et la phase courante de transformation progressive de la crise sanitaire en crise économique rendent complexe l’anticipation des effets attendus à court terme, et font de la prévision à moyen terme un défi pour la communauté économique.

Il faudra de plus que les établissements aient la capacité à prendre en compte les spécificités de leurs portefeuilles et s’interrogent sur le comportement et l’applicabilité de leur modèles d’estimation des risques alors même que la sensibilité de leur portefeuille de crédits aux facteurs économiques évolue et que la gestion des créances directement impactées par la crise se trouve modifiée par l’application de processus particuliers qui temporisent les passages en défaut et les transitions de notes et de stages IFRS 9.
 

Dans ce contexte, le support des premiers effets observables de la dimension économique ainsi que la compréhension de la dynamique particulière de la crise que nous traversons vont être essentiels pour définir les hypothèses sous-jacentes des scénarios économiques et poser les bases des mécanismes de suivi et d’ajustement progressif qui seront nécessaires par la suite.

Quelques questions structurantes pour lesquelles nous allons proposer des pistes de réponse :

  • Comment décliner les prévisions macro-économiques sur les différents portefeuilles de crédit ?
  • Comment s’assurer que les modèles existants sont encore applicables et dans quelles conditions ?
  • Comment poser les bases des critères de suivi des hypothèses de projection en tenant compte de l’incertitude résiduelle actuelle ?

Une dynamique de crise particulière et inédite…

Le schéma que nous avons connu et que nous connaissons encore au moins partiellement – crise sanitaire, confinement des populations, arrêt brutal de d’une grande partie de l’activité commerciale au niveau mondial – va sans aucun doute déclencher une crise économique potentiellement dévastatrice qui sera également remarquable par son caractère inédit et spécifique.

Nous sommes en effet dans un contexte de crise généré initialement par une cessation d’activité brutale, différant d’une crise économique traditionnelle car sans remise en cause préalable et plus ou moins progressive des fondamentaux économiques et non comparable à une situation de guerre ou de sinistre majeur car sans dégradation structurelle de l’outil de production ou d’envergure mondiale.

Les premiers impacts du confinement ont été l’arrêt de l’activité des sociétés, le recours à différentes versions du chômage par les sociétés pour protéger leur trésorerie et la mise en place de garanties d’Etat. Cependant, cela a mécaniquement engendré une chute de l’offre de produits, une chute des revenus des ménages, la mise sous pression des trésoreries d’entreprise, la chute de la demande et de fils en aiguille, cela devrait conduire à un nombre non négligeable de défauts d’entreprises au fur et à mesure que les moratoires seront progressivement levés .

Les sociétés les plus fragiles auront certainement de grandes difficultés à surmonter la perte de 2 mois d’activité puis la chaine de contagion passant par les défauts de paiements, les liquidations, la baisse des revenus des ménages et le chômage impacterons les écosystèmes locaux, finissant peut-être par dégrader les tissus économiques nationaux en profondeur.

En effet, si les premiers effets du confinement se sont matérialisés au niveau des entreprises et particulièrement des PME sur certains secteurs d’activité, ils tendent à s’étendre d’abord au niveau des entreprises de taille plus importante des premiers secteurs touchés, puis à d’autres secteurs moins impactés par l’arrêt de l’activité, et enfin aux ménages concernés par les mesures de chômage partiel ou définitif, ou dont le comportement d’épargne est sensible à l’incertitude actuelle.

En résumé, des sociétés dont l’activité n’était que peu corrélée, dont les destins n’étaient pas liés ou ne trouvait de connexion entre elles qu’aux 3, 4 ou 5ème degré (degrés représentant le nombre de relations intermédiaires entre une société A et une société F), voient leurs destins soudainement se rejoindre. Pour être plus précis, nous parlons ici de contagion intra segment d’abord, puis inter segment par la suite.

Finalement, le niveau de dégradation du tissu économique sera également directement dépendant de la durée du processus de déconfinement et de reprise d’une activité normale, ainsi que du rattrapage rapide mais partiel du manque à gagner constaté pendant la période de confinement. Il faut également noter que le risque accru sur les startups pourrait limiter un potentiel relais de croissance ou axe de reprise par l’innovation.

 

Des relations structurantes à modéliser pour définir les scénarios économiques

Dans ces conditions, il n‘est pas possible d’appliquer directement les recettes du passé, présentes dans les historiques, dans la mesure où les étapes successives de la crise - détérioration de l’économie, atteinte des conditions de reprise initiale et rapidité avec laquelle nous pourrons retrouver un niveau proche du contexte pré-crise - sont dépendantes les unes des autres et conditionnées par des comportements très spécifiques à cette crise, comportements liés aux mesures de support gouvernementales aux entreprises, à la réouverture des frontières et à la limitation des échanges entre pays, ou encore aux conditions de réouverture des commerces conditionnées par une décision sanitaire ou politique.

Différentes relations vont donc devoir être appréhendées et modélisées pour former des hypothèses de projection cohérentes sur les 3 phases successives attendues dans les scénarios macroéconomiques : 

  • La relation entre la durée du confinement/déconfinement et la magnitude de l’impact économique : phase descendante du scénario,
  • La relation entre le niveau de dégradation structurelle du tissu économique et le temps nécessaire pour reconstruire les conditions d’une reprise : hypothèse de palier dans un scénario en U ou de reprise plus directe dans un scénario en V,
  • La relation entre le niveau de dégradation structurelle du tissu économique et la pente de la reprise économique jusqu’à un retour à des conditions pré-crise : phase ascendante du scénario.

 

Le graphique ci-dessous illustre ces différentes phases et formes possibles :

Le scénario 1, forme en « V », correspond à une situation dans laquelle le tissu économique serait globalement épargné, et donc la reprise rapide avec des hypothèses de rattrapage possibles.

Le scénario 2 caractérise une dégradation accrue liée par exemple à un déconfinement plus progressif ou une limitation des supports gouvernementaux, et conduisant à une reprise plus lente et donc un temps de retour plus important.

Le scénario 3 correspond à une situation de détérioration encore plus importante, consécutive par exemple à l’arrivée d’une deuxième vague de contagion Covid-19 ou à un phénomène de rattrapage d’activité plus restreint, et dans lequel la dégradation du tissu économique serait structurelle, notamment en raison d’une contagion de défauts importante. Dans ce cadre, une période intermédiaire de reconstruction économique jusqu’à l’atteinte des minimums rendant possible une phase de reprise serait à attendre (pallier du scénario en « U »). La phase reprise étant quant à elle plus difficile et donc plus lente que dans les autres scénarios, puisque par ailleurs sujette au contexte international.

Comme nous l’avons décrit précédemment, la phase descendante représentant la dégradation des tissus économiques locaux puis nationaux et internationaux est en réalité dû aux effets de contagion de la défaillance et donc à une migration de la dépendance entre les sociétés passant de dépendance faiblement positive, négative et parfois nulle à une dépendance forte dans un contexte de crise comme illustrée dans les graphiques suivants.

Pour rappel, le risque de défaillance ou probabilité de défaut se caractérise généralement par deux composants, un risque systémique relatif à la dépendance entre la solidité financière d’un individu et la conjoncture économique, et un risque spécifique représentant la solidité financière intrinsèque de ce même individu.

Traditionellement, on considère que plus l’individu est petit, ou son segment granulaire, plus le risque systémique est réduit et donc la corrélation entre les individus d’un même segment limitée. C’est notamment un des éléments fondamentaux du modèle sous-jacent aux calculs des exigences en fonds propres règlementaire. Dans un contexte de crise, il est notamment attendu que la sensibilité au facteur systémique soit amplifiée, ou en d’autres termes d’une part que les relations d’interdépendance des entreprises s’intensifient et d’autre part que leur sensibilité directe à des facteurs macroéconomiques communs soit plus importante.


A court terme, l’enjeu porte donc sur la phase descendante du scénario qui demande donc à caractériser cette évolution de dépendance et cette corrélation accrue entre tiers.

Il n’est pas question ici de se lancer dans un travail de modélisation fine des facteurs de corrélation au sein d’un portefeuille, mais plutôt, d’analyser les effets déjà observables de la crise, notamment les mise sous moratoires, restructurations PGE et bien entendu les mises en liquidations ou en procédure judiciaires enclenchées depuis la sortie du confinement. L’objectif principal est ainsi de caractériser les « poches » de clients et/ou de contrats particulièrement concernées et la dynamique avec laquelle ces événements ont été observés à fin Mars, Avril et Juin afin notamment d’identifier si une stabilisation s’est produite ou si, au contraire, les segments identifiés tendent à s’élargir.

C’est sur cette base que les effets de propagation et de contagion pourront être anticipés, et leurs impacts simulés, par exemple sur les taux de défaut attendus de ces segments et du reste des portefeuilles. L’ensemble consolidé permettant de former une ou plusieurs hypothèses de scénarios macro-économiques suivant une approche de type « bottom-up ».

Cette méthode présente en outre différents avantages, parmi lesquels celui de pouvoir justifier et suivre les hypothèses formulées quasiment au fil de l’eau, et de permettre une mise en cohérence des provisions collectives déterminées par les établissements, évitant ainsi un éventuel double comptage des hypothèses (i.e. cumul de l’effet des observations, des provisions collectives et des prévisions macro).

Dans un second temps, différentes hypothèses de lissage pourront être utilisées pour former des scénarios à 3 ans, et permettant de relier la partie court terme des provisions, et les scénarios macroéconomiques élaborés directement sur la base d’hypothèses portant sur le niveau de détérioration des indicateurs économiques usuels dans ce type d’exercice.



Un dispositif de suivi et d’ajustement progressif à mettre en place


Dans ce contexte de crise inédite, dans lequel une forte incertitude perdure sur la reprise d’une activité normale, l’arrivée d’une éventuelle seconde vague à l’automne et ou la poursuite des mesures de supports est évoquée voir souhaitée (c.f. dernière mesure prise par l’EBA pour la conservation des mesures transitoires applicables aux moratoires, le 18/06/2020), c’est d’abord sur la surveillance et l’analyse des risques observables que les établissements doivent s’appuyer.

Un suivi spécifique des segments concernés et de la dynamique de propagation et de défaillance ainsi qu’un réajustement progressif des hypothèses de projection et de leurs effets sera indispensable pour maîtriser au mieux les risques induits et assurer une lisibilité et une cohérence satisfaisante des provisions.

L’identification claire de ces segments à risques et la compréhension des mécanismes qui les feront évoluer constituent par ailleurs la donnée d’entrée indispensable pour orienter les dispositifs d’octroi pendant la période à venir, les notes d’octroi existante n’intégrant pas à ce stade une dimension prospective satisfaisante et adaptée à la prise de risque mesurée.

A moyen terme, on peut également se demander dans quelle mesure les impacts immédiats de la crise sanitaire devraient ou non être considérés dans les historiques de calibrage des modèles crédit, IRB et comptables. En effet, il est également possible considérer qu’une telle crise n’étant pas économique par nature, elle constitue un risque spécifique devant être intégré dans le capital économique comme un risque stratégique rare, et donc non pas directement dans les modèles de crédit.