Point de vue

Pilotage des actifs et des passifs bancaires responsables : un enjeu de crédibilité

Une nouvelle notion ?

Il existe aujourd’hui une communication abondante sur les livrets, qu’ils soient « verts », « à impact », « sociaux », « engagés » ou « solidaires ».

Sur une base règlementaire ou contractuelle, le principe de fonctionnement est souvent le même : les encours collectés sont affectés à des financements spécifiques (transition énergétique, économie sociale et solidaire, développement local, etc.).

Le fléchage de cette épargne pour assurer le respect des engagements donnés peut sembler simple en théorie. En pratique, les montants en jeu et la multiplicité des règles nécessitent la création d’un dispositif ad hoc.

 

Des enjeux très significatifs

Selon les données de la Banque de France, les dépôts bancaires des ménages français représentent 1 873 Mds€ en mars 2023. Il s’agit de la principale ressource finançant les 1 330 Mds€ de crédits octroyés aux entreprises et 1 700 Mds€ de crédits octroyés aux ménages.

Ces dépôts sont répartis en 1/3 de dépôts à vue, 1/3 d’épargne règlementée (livret A, Livret Développement Durable et Solidaire, etc.) et 1/3 de livrets dits ordinaires et de dépôts à terme.

Source : Banque de France (en Md€) 

 

L’épargne réglementée : des obligations d’emploi complexes à orchestrer simultanément

Le rapport de la Banque de France1 sur l’épargne réglementée estime, fin 2021, à 508 Mds€ le montant total de la collecte des ménages français dans les Livrets A, les Livrets Développement Social et Solidaire et les Livrets d’Epargne Populaire. La partie centralisée à la Caisse des Dépôts et Consignations2 s’élève à 298,7 Mds€, ce qui signifie que les banques détiennent 210,3 Mds€ d’euros dans leurs bilans respectifs pour lesquels elles ont des obligations d’emploi.

L’encours de crédits accordés aux PME s’élève à 588,9 Mds€, et ceux accordés à des entreprises de l’économie sociale et solidaire atteignent 30,5 Mds€.

En effet, il existe trois obligations d’emploi telles que requises par la loi Pacte : 80% du montant de la collecte doit financer les petite et moyennes entreprises (PME), 10% de la collecte doit financer la transition énergétique (TE) et 5% de la collecte doit financer l’économie sociale et solidaire (ESS).

Les critères ne sont pas exclusifs et un financement peut répondre aux trois obligations d’emploi. Par exemple, le financement de panneaux solaires octroyé à une PME dont le code SIREN correspond à un acteur de l’économie sociale et solidaire peut répondre simultanément aux obligations du financement des PME, de la transition énergique et de l’économie solidaire.

S’assurer de répondre correctement à ce cadre législatif est un exercice complexe. Il s’agit (i) de maitriser les critères liés aux obligations d’emploi des livrets réglementés et (ii) d’analyser chacun des millions de crédits pour déterminer ceux qui remplissent un ou plusieurs critères.

 

Les livrets non règlementés avec des obligations d’emploi : autant de règles que de banques

L’engagement donné à la clientèle vis-à-vis de la collecte issue des livrets à obligation d’emploi propre à la banque ajoute de la complexité.

Les critères d’emploi de cette épargne peuvent être couramment plus précis que ceux requis à ce jour pour l’épargne règlementée. Par exemple, sur le critère « vert », alors que la Banque de France requiert que les bâtiments financés avec la collecte issue des Livret A et LDDS soient des bâtiments présentant de bons Diagnostics de Performance Energétique3, les critères de sélection des actifs immobiliers répondant aux obligations d’emploi des livrets verts des banques ou de leurs obligations vertes doivent couramment présenter un DPE A. Cet aspect conservateur se vérifie également sur la thématique « sociale » : la Banque de France considère qu’une PME répond simplement à des critères techniques (taille de bilan, nombre d’employés, etc.) alors que les banques iront plus loin en sélectionnant des PME, activent par exemple dans des zones défavorisées ou en proie à la désertification.

 

Les émissions obligataires vertes ou sociales

Les émissions obligataires vertes et sociales sont en forte croissance depuis 10 ans et génèrent de nouvelles obligations d’emploi pour les banques. Le dernier rapport de Climate Bonds Initiative4 estime, au 31 décembre 2022, que les obligations vertes, sociales et durables représentent 3,7 trillions de dollars.

Le marché des obligations vertes et sociales en France a connu une croissance significative ces dernières années. Les émissions d'obligations vertes et sociales ont atteint leur niveau maximal en 2021 avec 115 Mds€ de dette émise par des acteurs publics et privés.

Les banques présentent chacune différents programmes d’émissions d’obligations vertes qui permettent de mettre en œuvre leurs objectifs de financement de la transition énergétique. Ces émissions obligataires sont ainsi alignées avec des obligations d‘emploi liées au développement durable.

Source : rapports investisseurs, analyse Deloitte

Là aussi, il est nécessaire de démontrer aux investisseurs le respect des principes de réemploi des fonds levés conformément aux prospectus d’émission.

 

La Taxonomie Verte Européenne : toujours plus de complexité

Il est désormais également nécessaire de combiner la réponse aux obligations d’emploi des livrets réglementés et le pilotage des actifs éligibles à la Taxonomie Verte Européenne5, qui ajoute un niveau d’analyse complémentaire pour produire le Green Asset Ratio6.

Prenons l’exemple du financement d’un véhicule utilitaire léger d’un particulier : en supposant que ce crédit réponde aux critères d’emploi du livret A (transition énergétique) et que le véhicule financé émette moins de 50 g de CO2/km parcouru7, alors ce crédit respect également le critère de la contribution substantielle de la Taxonomie Verte Européenne et, sous réserve qu’il respecte également les DNSH (absence de préjudice important aux autres objectifs environnementaux de la Taxonomie Verte Européenne), il pourra être intégré dans le calcul du Green Asset Ratio.

Les critères de la Taxonomie Verte Européenne sont amenés à évoluer avec par exemple, la prise en compte des émissions de CO2/km parcouru des véhicules utilitaires légers qui devront être nulles à partir du 1er janvier 2026.

 

La nécessité d’un pilotage des actifs et passifs « responsables »

Les banques doivent répondre à plusieurs engagements d’emplois des fonds collectés. Ces engagements utilisent des critères parfois proches mais rarement identiques. De plus s’ajoute la possibilité pour un crédit de pouvoir être remplir plusieurs obligations différentes.

Par ailleurs, les livrets ou les obligations ont des profils de liquidité distincts avec des variations d’encours parfois significatives dans le temps (par exemple : impact de la hausse des taux sur le livret A).

Ainsi, le suivi du respect des engagement sur la durée se révèle redoutable tant il y a de facteurs pouvant faire évoluer l’actif (avec les remboursements anticipés par exemple) et le passif.


Cette complexité justifie pleinement la mise en place d’un pilotage des actifs et passifs « engagés ». Celui-ci pourrait s’apparenter au pilotage actif / passif traditionnel : au même titre que les établissements s’assurent déjà que leurs projections de liquidités permettent à moyen terme de couvrir leurs financements, une nouvelle forme de pilotage dédié aux actifs et passifs engagés se profile dont on peut déjà voir les prémices :

  • Un stock d’actifs engagés systématiquement supérieur au montant de l’obligation d’emploi issue des passifs engagés (liquidité des bonds, collecte des ménages, etc.). Sans encore évoquer une identification des actifs alloués à leurs passifs engagés correspondants, une gestion adéquate requiert à minima un pilotage par « thématique » (thématique « verte », thématique « sociale », etc.).
  • Des actifs rattachés à leurs passifs correspondants à travers le même engagement : la collecte d’un livret vert ne doit pas financer la construction de logements sociaux.
  • Des actifs engagés qui ne sont jamais rattachés deux fois à des passifs engagés : si le financement d’un bâtiment propre est rattaché à la liquidité issue d’une émission « verte », alors il ne peut pas être également rattaché à la collecte issue d’un livret « vert » ou du Livret A.

Le respect de la parole donnée par les banques à leurs investisseurs et clients particuliers est essentiel pour un métier basé sur la confiance. Le risque de réputation est réel (par exemple : greenwashing) et s’amplifiera au fil de l’alignement des actifs « verts » aux critères de la Taxonomie Verte Européenne.

Pour aller plus loin
Quelles sont les différentes catégories d’obligations vertes et sociales ?


Il existe 5 catégories d’obligations vertes et sociales :

Les obligations vertes qui financent des projets de transition écologique comme le financement d’énergies renouvelables

Les obligations sociales qui financent des projets sociaux comme la construction de logements sociaux

Les obligations durables qui financent des projets alliant transition écologique et social comme le financement de transports publics durables

Les Sustainability-Linked Bonds qui financent tous types de projets mais dont les caractéristiques financières et/ou structurelles peuvent varier selon que des objectifs environnementaux, sociaux ou de gouvernance prédéfinis sont atteints ou non par l’émetteur. Ces obligations visent à accompagner des entreprises de secteurs qui ne sont pas « naturellement » verts dans leur transition écologique.

Les obligations de transition qui financent des sociétés industrielles qui sont engagées dans un processus de « décarbonation », mais qui ne sont pas éligibles aux obligations vertes.

1 Rapport annuel sur l’épargne réglementée | Banque de France (banque-france.fr)
2 Rapport annuel fonds d'épargne | Caisse des dépôts (caissedesdepots.fr)
3 Diagnostics de Performance Energétique (DPE) : estimation de la consommation d'énergie et des taux d'émission de gaz à effet de serre d'un logement ou bâtiment
4 Global State of the Market Report 2022 | Climate Bonds Initiative
5 La Taxonomie Verte Européenne est un outil de classification des activités ayant un impact favorable sur l'environnement. Elle a pour but de déterminer quelles activités contribuent à la lutte contre le changement climatique et de créer un langage commun pour orienter les flux financiers vers ces activités.
6 Le Green Asset Ratio calcule la proportion des actifs de l’établissement bancaire investis dans des activités économiques durables (conformément à la classification de la taxonomie verte européenne).
7 Article 6.5 | RÈGLEMENT DÉLÉGUÉ (UE) 2021/2139 DE LA COMMISSION